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L'ASSASSINAT DE MM. BLOT ET MUGATLa perquisition chez leur meurtrier confirme les soupçons de la police
Delaunay était un "rat d'église"
Les victimes seront solennellement inhumées, demain, aux frais de la Ville de Paris.
C'est avec une profonde émotion que les Parisiens ont appris, hier matin, le drame effroyable qui s'était déroulé la veille au soir. rue de la Folie-Méricourt, drame au cours duquel M. Blot, sous-chef de la sûreté, et l'inspecteur Léon Mugat ont été, comme on sait, tués à coups de revolver par le chef d une bande de cambrioleurs de musées, de « rais d'église », dont ils avaient mission de s'assurer et qui, son double cri-me commis, s'est fait justice en se logeant une balle dans la tête.
Dans ce quartier si populeux de Saint-Ambroise, dans l'immeuble qui fut le théâtre de cette tragédie, véritable phalanstère occupé par une quantité de petits ménages de travailleurs, braves gens aux mœurs paisibles, chacun commentait, hier, ces poignants événements, et c'est unanimement que l'on déplorait la fin tragique des deux infortunés policiers.
De fort bonne heure, hier matin, la foule s'était massée de nouveau devant le 25 de la rue de la Folie-Méricourt, que les magistrats instructeurs avaient quitté fort avant dans la nuit et dans lequel ils ne tardèrent pas à revenir.
Entre temps il nous fut possible de recueillir de nouveaux renseignements sur Delaunay, car tous les habitants étaient dehors et ne demandaient qu'a parler.
Certes, nous n'aurions jamais pensé, nous dit la concierge, que notre locataire fùt un homme à jouer ainsi du revolver et à tuer deux personnes. Je dois dire cependant que ses allures m'avaient fort intriguée, et que je m'étais assez fréquemment, demandé à quel genre de commerce il pouvait bien s'y livrer.
Un effet, ainsi qu'il m'en avait prévenue, il voyageait beaucoup. Chaque fois qu'il partait il chargeait sur une voiture une malle d'assez grande dimension qui contenait, disait-il, ses échantillons mais quand il revenait, cette malle, le plus souvent, était vide.
D'autre part, son attitude était assez étrange. Très fermé, Delaunay n'entretenait aucune relation dans le voisinage, ne causait à personne. Seule une femme assez élégante, grande, mince, venait le visiter plusieurs fois par semaine quand notre locataire était à Paris, Le plus souvent, elle arrivait en automobile un peu-avant midi, et passait avec Delaunay une partie de la journée.
Elle ne repartait guère que vers six heures du soir, après avoir fait en sa compagnie un déjeuner des plus fins.
Ce qu'on a trouvé chez DelaunayTandis que nous nous entretenions ainsi avec les habitants de l'immeuble survenaient les magistrats qui venaient d'opérer unc minutieuse perquisition dans le logement du meurtrier. C'étaient M. Drapier, juge d'instruction et son greffier, MM. Carpin, commissaire de police Collot et Barnabé, secrétaires de ce dernier Dol, inspecteur principal de la sûreté et. deux de ses subordonnés.
Nous avons découvert des choses intéressantes, nous dit M. Carpin, qui prouvent surabondamment que les soupçons de la sûreté concernant Delaunay étaient plus que fondés, et que ce dernier, en tirant sur M. Blot et ceux qui l'accompagnaient, devait avoir de bonnes raisons de tenir à sa liberté.
Hier soir, Poursuit M. Carpin, nous dûmes nous arrêter devant un coffre-fort placé dans un coin de la chambre de Delaunay. et dont nous ne possédions pas les clefs.
Mais vers une heure et demie du matin, quand on releva le cadavre de Delaunav et qu'on eut retrouvé sous le corps une balle en plomb provenant du revolver de Dol, je fis fouiller une dernière fois les vêtements, et dans une poche du veston on découvris un porte-monnaie contenant 383 francs, ainsi qu'un trousseau de clefs permettant d'ouvrir le coffre.
Nous avons procédé ce matin, avec M. Drapier, cette opération qui nous a donné des résultats édifiants. Delaunay était bien, ainsi qu'on t'avait représenté, un rat d'église un pilleur de musées.
Ce que renfermait le coffre-fort Voici à peu près exactement la nomenclature des objets que contenait le meuble.
Tout d'abord, deux reliquaires en bois, avec applications d'émaux fort curieux, reliquaires d'ailleurs vides.
Une douzaine de superbes émaux sur cuivre rouge il plaques bombées, la plupart fort anciens et signés de Landin, Limoges.
Presque, tous représentent des scènes religieuses. Sur un d'eux on lit ces mots: Palanccau de la communauté de Limoges donné par M. Fournier, doyen.
Puis six ivoires sculptés, d'un travail très délicat et paraissant avoir une très grande valeur. Vingt crucifix datant du treizième siècle et dont les sujets sont presque tous détachés des croix. Une petite boite en cloisonné or et émail blanc, deux custodes avec au centre une tète de Christ un dé en ivoire fort ancien, orné de peintures très curieuses.
Puis des cartes postales licencieuses, d'autres émaux/représentant des scènes profanes, des statuettes en terre cuite d'une très haute antiquité, un stylet dans sa gaine, une médaille de la Sociéte d'agriculture de l'Indre, deux vieux reliquaires de petites dimensions richement enluminés, une bonbonnière en faïence.
Dans une petite cassette, M. Carpin a saisi plusieurs carnets sur lesquels sont notés avec soin des routages » de Paris à différentes villes on a découvert une facture de deux bagues, vendues par M. Romand, bijoutier à Dijon, à un M. Bernaud.
Est-ce là un nom d'emprunt pris par Delaunay au cours d'un de ses voyages ?
Les magistrats ont découvert, en outre, une serviette bourrée de papiers, dont on fera prochainement un inventaire minutieux. L'examen assez rapide qu'on en a fait hier, avec l'espoir d'y trouver des documents pouvant servir à identifier complètement le personnage, n'a donné aucun résultat.
On croit toutefois que certains de ces papiers fourniront à l'instruction d'utiles renseignements qui permettront' de relever la piste des complices de Delaunay.
Enfin, dans un double-fond du coffre-fort, avec une serviette portant des empreintes sanglantes. M. Carpin a découvert tout un attirail de cambrioleur, attirail des plus perfectionnés, d'ailleurs.
Là, s'alignaient des vrilles volumineuses système américain, en acier à toute épreuve, des rossignols énormes permettant le crochetage des portes d'église, des clefs non terminées, une machine a percer le fer, un poignard, et aussi une centaine de cartes de visite au nom de « M. Emile Delaunay, employé de commerce ».
M. Carpin, quand il eut fait l'inventaire de tous ces objets, les replaça dans le coffre. Il les fera enlever aujourd'hui et les enverra au greffe du parquet, après quoi le juge de paix du onzième arrondissement viendra apposer les scellés sur l'appartement de Delaunay.
Ajoutons que M. Carpin nous a déclaré que l'amie du rat d'église, dont nous avait parlé la concierge, est actuellement en villégiature à la mer et qu'il y a tout lieu de supposer qu'elle ignorait le genre d'industrie du personnage.
DELAUNAY ET SA BANDECes malfaiteurs avaient pour spécialité de dévaliser les églises et les musées.
L'enquête de la sûreté générale permit de les démasquer et de découvrir des trésors cachés.
C'est une série d'opérations policières très activement conduites par M Sébille, contrôleur général des recherches à la sûreté générale, et par M Canac, commissaire divisionnaire, chef de la police mobile de Limoges, que vient de clore la mort tragique du sous-chef de la sûreté parisienne et de son inspecteur.
Afin de donner une idée claire des méfaits de la bande Delaunay et des recherches auxquelles ils donnèrent lieu, nous avons adopté, pour exposer les premiers et préciser les secondes, l'ordre chronologique.
De vol en volDepuis bientôt deux ans, la sûreté générale enregistrait les vols dont voici 1 énumération et ouvrait des enquêtes successives pour en découvrir les auteurs.
Dans la nuit du 25 au 26 mai 1908, la cathédrale de Limoges recevait la visite de mystérieux cambrioleurs.
C'est le premier en date de la série de vols exécutés par Delaunay et ses complices.
Le second exploit de ces bandits eut pour théâtre l'église de Saint-Viance, dans la Corrèze.
Deux mois après, dans la nuit du 26 au 27 octobre 1908, l'église de Saint-Vaury (Creuse) fut, à son tour, cambriolée.
Nous voici maintenant en l'année 1909.
Dans la nuit du 25 au 26 mars, Delaunay s'attaque à l'église de la Souterraine (Creuse). Il y dérobe deux très beaux calices, l'un romain, l'autre gothique, ornés, tous deux, de turquoises et de rubis trois ciboires Renaissance et un ostensoir de la même époque.
De même. un mois après. le 17 avril, l'église d'Huriel est visitée et privée de deux calices et d'un ciboire.
Au tour des muséesCe fut le musée de Guéret qui reçut, le 27 avril 1909, la visite des audacieux pilleurs Les successeurs de Thomas et de ses complices paraissent avoir eu des goûts identiques, puisque leur choix se porta, à cette date. sur les objets précieux qui, en décembre 1906, avaient été dérobés une première fois par les fameux filous condamnés à Clermont-Ferrand, et réinstallés le mois de juin suivant.
A Limoges, M. Canac, commissaire divisionnaire, avait très habilement démasqué, sinon le chef même de la bande, Delaunay, du moins la plupart de ses aides.
C est ainsi qu il avait acquis la certitude de la complicité d'un antiquaire parisien NI Chevillard, demeurant 271 faubourg Saint-Honoré. Filé a Vichy, où il faisait une cure, du au 16 juillet dernier. M Chevillard fut reconnu coupable de recel 1 objets provenant du musée de Guéret et. dans la nuit du 16 au juillet, un mandat d'arrêt contre lui fut télégraphiquement expédié par le juge d'instruction de cette ville.
Arrêté par M. Hasard le samedi 17 juillet, à dix heures du matin, M. Chevillard, presse de questions, dénonça lui-même Delaunay De leur côté, les nommes Baudet et Nicolas, antérieurement arrêtés et au domicile desquels avaient été découverts plusieurs des objets que nous avons énumérés plus haut, tirent des aveux complets et révélèrent également la culpabilité du bandit.
Chevillard poussa même ses explications jusqu'à informer ta police du danger que présentait l'arrestation du chef de la bande. Delaunay était doué d'une force herculéenne, dit-il, et il ne reculerait devant aucune brutalité pour défendre sa liberté.
Cette précision devait se réaliser le soir même, hélas.
M. Canac s'était même promis, connaissant à fond les inculpations imputables aux pilleurs d'églises, d'assister personnellement la sûreté parisienne dans l'arrestation de Delaunay.
Un simple hasard voulut que samedi soir M Blot ait devancé l'heure de son opération.
M Canac arriva trop tard pour l'accompagner. On sait le reste.
Pour qui volaient-Ils ?Telle est la question qu'il faut élucider maintenant. Il est de toute évidence que des gens opérant avec l'audace et la fréquence de Delaunay el de sa bande devaient retirer de leurs expéditions des avantages pécuniaires sérieux.
L'arrestation de M. Chevillara ne suffit pas à éclairer encore ce mystère mais, si nos renseignements sont exacts, on peut s'attendre à ce que cette affaire provoque un certain scandale.
Il paraitrait établi aujourd'hui que les pilleurs d'églises et de musées servaient des intermédiaires aussi riches que peu scrupuleux sur les moyens à employer pour se procurer des objets d'art ancien. Ces richesses artistiques étaient, du reste, écoulées à l'étranger. Certains pays, qui disposant de fortunes énormes et convoitent les chefs-d'œuvre de l'art religieux français, se voyaient possesseurs ainsi d'inimitables trésors. Cambrioleurs et intermédiaires trouvaient leur compte à servir une clientèle qui ne marchandait pas le prix des œuvres qu'elle acquérait, se- préoccupant seulement de s'assurer de leur authenticité et non de leur origine.
L'organisation de ces vandales internationaux ne tardera pas à être connue. Nous pourrions même dire déjà qu'elle est démasquée et préciser notre information, si nous ne voulions pas, en des circonstances aussi graves, observer une réserve qui s'impose et qui est nécessaire à la police pour agir promptement et librement.