Dès le 24 juin, je commençais auprès des condamnés à mort.Un soir, ayant appris que l'un des six condamnés allait être exécuté le lendemain à Quang-tchéou-wan, je me suis rendu à la prison pour le baptiser. Grâce à un interprète d'occasion, j'ai pu instruire et baptiser ce gros criminel, dont le père, quinze ou vingt ans avant, avait reçu des mains du P. Grand pierre la même grâce et dans les mêmes conditions? Le 18 juillet je confesse 47 détenus et je baptise deux nouveaux chrétiens, qui font avec 5 autres leur première communion. Tous avaient été préparés par un ancien chrétien, qui pleurait de joie de voir ses compagnons d'infortune recevoir avec une grande dévotion tant de grâces à la fois. En prison, une cinquantaine de détenus récitant ensemble les prières d'actions de grâces après la communion, ce n'est pas ordinaire. Et dans ce grand nombre, près d'un quart n'avaient pas communié depuis longtemps. Quelle joie au ciel et quelle consolation pour un prêtre?
Le 4 août, j'arrive à l'improviste dans le bâtiment des gros condamnés, j'en aperçois cinq qui récitaient ensemble leur chapelet à haute voix, sous l'oeil bienveillant des gardiens ? Un gardien français me dit : « Mais, Père, ils récitent souvent leur chapelet pendant la nuit; bien que séparés par des murs, ils se donnent le mot et l'un entonne une prière que les autres reprennent. Nous n'osons rien leur dire, quoiqu'ils violent un peu la règle du silence! » Le même jour, j'entre en relation avec 8 nouveaux condamnés à perpétuité, dont 6 sont lettrés et demandent des livres pour étudier la religion. Un autre jour, les 5 nouveaux convertis qui avaient fait leur première communion, le 18 juillet dernier, m'attendaient pour me soumettre des cas de conscience? Ils ne savaient pas en quoi consistent les péchés de pensée, et n'arrivaient pas à distinguer le péché mortel du péché véniel. Deux d'entre eux (un ancien chrétien et un néophyte) sont inquiets sur leur vie passée, ils craignent de n'avoir pas tout dit en confession, et ils le disent tout haut devant leurs camarades ? Ce jour-là j'avais porté cinq petits pains pour 5 condamnés à mort, j'allais me retirer, quand l'un d'eux me rendit le sien en disant : « Père, il y a un nouveau condamné à mort que vous n'avez pas vu, portez-lui mon pain ».
Le 25 août, nouveau groupe de 42 pénitents, anciens et nouveaux pensionnaires de la maison : ils se confessent. Le lendemain je leur disais la messe à la prison même. Cinq condamnés à mort (enchaînés et surveillés de près) avaient obtenu d'y assister. Jamais ces néophytes n'avaient eu pareille faveur. Le gardien chef avait fait porter des plantes vertes et des fleurs pour orner la table remplaçant l'autel. Comme ils ont écouté le petit sermon de leur aumônier ! Pendant la messe, ils ont récité les prières d'avant et d'après la communion. Un condamné à mort a fait sa première communion. Cette journée s'est terminée par 28 confessions à l'hôpital et 3 conversions?
Le 29 septembre, première entrevue avec 3 nouveaux détenus, condamnés à mort pour assassinat dans la ville, de Hanoi, route de Sinh-tu. Tous les trois manifestent l'intention d'étudier le catéchisme. Huit jours après, je rencontre encore 3 nouveaux criminels de Cao bang et de Lao Kay, mais aucun d'eux ne sait lire, et ils ne connaissent pas l'annamite. Il me faut chercher parmi les prisonniers quelqu'un qui connaisse au moins un peu leur langue ; j'avais alors un auditoire de 2 condamnés a mort.
Le 22 octobre, encore 52 confessions et communions. Quelques jours après, 1 condamné non baptisé me présente son chapelet. C'était une vulgaire ficelle à laquelle il avait fait des noeuds; 20 noeuds seulement, ce qui ne donnait que 2 dizaines. Naturellement, à la visite suivante, je lui ai porté un vrai chapelet, mais j'ai rapporté sa corde chez moi. C'est le même détenu qui après avoir entendu lire une explication sur le ciel, s'était écrié : « Ah.! je voudrais y aller bien vite! » Voyant que je remettais le baptême à plus tard, il s'inquiétait et me demandait s'il pourrait aller au ciel sans le baptême.
Le premier décembre, je trouve de nouveaux condamnés à mort qui viennent de Hung-yên. Le 9 du même mois je confirme trois néophytes. Quand, la veille, j'annonçais la cérémonie du lendemain, un autre détenu condamné à mort comme eux, mais pas encore baptisé, me demande en grâce de lui permettre d'assister à la cérémonie : dût-on me lier les pieds et les mains, ajouta-t-il, je veux la voir ? Autre trait : Un condamné me donne une piastre pour acheter des livres de religion et les envoyer à sa famille encore païenne ?
Le 12 janvier j'ai baptisé en faisant toutes les cérémonies, les 3 condamnés de Hanoi, qui étudiaient depuis le commencement d'octobre, le Van Hiêu les avait très bien préparés ; et, plusieurs fois, ils avaient insisté pour avoir cette grâce. Aussi comme ils étaient contents ce jour-là ? Les gardiens, comme moi, ont constaté dans la suite, que ces trois criminels étaient devenus bien plus dociles. Ce sont eux qui, le 12 juin, iront à la guillotine en récitant des prières. Dès le commencement de février, l'un des condamnés de Hung-yên savait déjà toutes les prières da soir et du matin, pouvait réciter par coeur les 14 Stations du Chemin de la Croix et les méditations des 15 Mystères du Rosaire. Dans nos réunions hebdomadaires, j'aimais à le mettre au milieu de 10 autres condamnés pour lui faire réciter le Pater, le Credo, les Commandements de Dieu et les Actes de Foi, d'Espérance et de Charité ; et ce, afin de faire réfléchir deux ou trois autres gros criminels qui semblaient moins attentifs à mes conseils. J'affirme que ce prisonnier m'a ainsi aidé à préparer les autres au baptême. D'ailleurs, il n'hésitait pas à lire tout haut de temps à autre des livres de religion pour instruire ses co-détenus. C'est dans un entretien intime avec ces prisonniers que j'appris que 2 néophytes condamnés à mort, jeûnaient deux fois par semaine pour mieux se préparer à mourir. Je leur fis remarquer qu'ils avaient assez à souffrir, et que leur nourriture n'était, ni si abondante, ni si bien préparée, qu'ils puissent la laisser ainsi refroidir. Quand, à la fin de décembre, je me suis vu avec 14 condamnés à mort, je pensais tenir un record. Pas du tout : au mois de février et dans le courant de mars, 4 nouveaux criminels sont venus s'ajouter à mon auditoire... choisi. Désormais j'aurai, tous les lundis, 18 condamnés à mort à instruire, à consoler, à préparer à la mort. Les premiers exécutés seront le Van H. et V. Th. de Nam-dinh. Depuis longtemps ils m'avaient fait promettre de les assister le jour de leur exécution. Ayant appris par les journaux que le bourreau avait quité Saigon pour le Tonkin, il était clair qu'une exécution se préparait. D'autres renseignements me furent donnés. Aussi le 15 avril au matin, je prenais le train de Nam-dinh pour aller assister mes deux amis. Quelle ne fut pas ma surprise en montant dans le train, de les y trouver, en 3e classe, les menottes aux mains et entourés de 4 gendarmes, l'arme au bras ? Ils récitaient le chapelet. Je les croyais cachés dans un fourgon, ou en 4e classe, soustraits aux regards indiscrets et curieux des voyageurs et voilà que je puis m'asseoir à côté d'eux pour causer. Je les quitte quelques instants pour aller réciter mon bréviaire, puis je reviens causer avec eux; sur mon conseil, ils acceptent de fumer une cigarette et de manger de la canne à sucre ; le reste du temps ils prient à mi-voix. Ils récitent les litanies des Saints, les prières du Chemin de la Croix et disent plusieurs rosaires. Les gendarmes ne pensent-ils pas qu'on s'est trompé, à la prison??? Arrivés à Nam-dinh, les 2 condamnés sont écroués et surveillés de près. Le lendemain à 4 h. 1 /2 du matin, le Procureur de la République vient leur annoncer que leur pourvoi en grâce était rejeté, la sentence va être exécutée? L'un et l'autre avouent qu'ils ont mérité leur châtiment. J'entre alors dans leurs cellules, les confesses, puis les communie. Ils se prêtent au bourreau qui leur fait la toilette funèbre : on leur lie les mains derrière le dos, on échancre le col de leur habit, et on leur rase la nuque. On les fait sortir l'un après l'autre ; l'aumônier les accompagne. La guillotine n'est qu'à 5 ou 6 mètres de la prison. Ils s'y rendent individuellement (sans que le second ne puisse voir l'exécution du premier) en récitant des prières et en baisant le Crucifix, implorant le pardon de leurs péchés. Avant d'être couchés sur la fatale planche, ils s'agenouillent pour recevoir ma bénédiction. Celui qui est exécuté le premier V. H. était le fils unique d'une vieille famille chrétienne... Il avait fait le désespoir de sa mère pendant 10 à 15 ans ; mais une fois en prison, il s'était si bien converti, que, pour racheter sa faute, il s'était constitué le catéchiste de tous les grands criminels. II m'a aidé à préparer au baptême, 12 ou 13 de ses co-détenus. J'ai su, par ailleurs, qu'il avait jeûné presque tout le carême pour mieux expier ses crimes. Ses sentiments étaient admirables surtouts pendant les 10 derniers mois de sa détention.
Le 23 avril, c'était le tour d'un Chinois, V. L., qui devait être exécuté à Moncay. Le missionnaire espagnol, chargé du poste voisin, prévenu à temps, est venu assister le criminel, déjà baptisé et communié à Hanoi. Jusqu'alors aucun chinois condamné à mort ne m'avait donné satisfaction. Celui-ci s'est montré bon chrétien jusqu'au dernier moment. Il est mort courageusement après avoir baisé la Croix...
Le 12 juin, à 5 heures du matin, les trois assassins d'un interprète, route de Sinh-tu de Hanoi, sont prévenus qu'ils vont aussi payer leur dette à la société. Averti la veille, je me suis rendu à la prison avec le Saint Sacrement sur moi. A 5 heures précises le Procureur de la République accompagné des gendarmes..., entre dans la cellule de V. Ty d'abord, puis de V. Giô et de V. Giêm. Quand ces messieurs ont fini leur triste communication, c'est à mon tour d'entretenir les détenus. Ils se confessent et communient avec ferveur. L'un d'eux me dit:
« Père, je me prépare depuis minuit; j'ai remarqué un va-et-vient insolite qui m'a fait penser qu'on préparait notre exécution ». Tous les trois avaient leur chapelet au cou. On leur offre un verre de vin et un peu de nourriture, puis on leur fait la toilette funèbre. L'un d'eux me dit : « Père, je regrette une chose ? Laquelle ? C'est que ma famille ne soit pas chrétienne ! »
Comme elle demeure près de la ville, je lui promets de m'en occuper. En accompagnant le premier à la guillotine, je m'aperçus qu'il me retenait par ma soutane. Je lui en demande la cause? Ah! Jai peur, me dit-il, que vous me quittiez trop tôt ». Lui et ses complices sont morts après avoir donné l'exemple d'une soumission admirable. Ces jeunes gens de 25 à 35 ans, que j'avais vus étourdis et légers au commencement de leur détention, qui a duré plus d'un an, n'ont pas dit un mot, pas fait un geste de mécontentement. Ils m'ont remercié plusieurs fois de ce que j'avais fait pour eux. Les gardiens français et annamites, témoins de cette scène n'en revenaient pas.
Deux jours après, les trois condamnés de Hung-yên, subissaient le même sort et avec la même attitude, m'a télégraphié le missionnaire espagnol de cette ville. Il reste encore 10 condamnés que je vais préparer de mon mieux sans jamais espérer réussir aussi bien. Un autre condamné (un Chinois) s'est pendu la veille du jour où l'on devait le conduire à la frontière expier ses crimes. Je sais qu'un condamné a écrit à sa famille et lui a dit: « Au commencement de ma détention, j'avais l'intention de me suicider ?... mais maintenant que j'étudie la religion pour aller au Ciel, je ne veux plus le faire... » La grâce de Dieu change d'autant plus facilement les dispositions de ces malheureux qu'ils n'avaient jamais connu les beautés et les bienfaits de la religion.
B. DRONET
LETTRE DU P. DRONET
De la paroisse de Hanoi, à son évêque
29 juillet 1920.
http://archives.mepasie.org/annales-des-missions-etrangeres/de-la-paroisse-de-hanoi-a-son-a-c-vaaque