Le
Petit Journal, du 07-07-1899.
(source : gallica.bnf.fr)
EXECUTION DE BETILLE
à Rouen
Dans la nuit du 19 au 20 octobre 1898, le facteur Alexandre-Léon Bétille, âgé de vingt-cinq ans tuait, pour se procurer par le vol l’argent nécessaire aux dépenses de son prochain mariage, M. Plessis, âgé de soixante-dix-huit ans, qui vivait seul à Saint-Georges-du-Vièvre (Eure) avec sa vieille domestique, la veuve vannier, âgée elle-même de soixante-quatorze ans. La pauvre femme subissait le même sort que son maître.
Le 25 janvier dernier, Bétille était condamné à la peine de mort par la cour d’assises de l’Eure. Le jugement fut cassé pour vice de forme.
L’affaire revenait donc devant le jury de la Seine-Inférieure qui, à son tour, condamnait Bétille à mort.
Malchance d’un condamnéBétille, sans la négligence d’un greffier de la cour d’assises d’Evreux, aurait certainement bénéficié de la grâce présidentielle. Il était, en effet, le premier des condamnés à mort dont M. Loubet, qui venait alors d’être nommé président de la République, allait avoir à examiner le pourvoi.
Il n’y a pas d’exemple qu’un président de la République n’ait pas gracié le premier condamné à mort comme don de joyeux avènement. Du reste, le défenseur de Bétille, Maître Léon Tissandier, bâtonnier du barreau d’Evreux, avait reçu, ainsi que nous l’avions annoncé, le 4 juillet, par M. Loubet et avait sollicité la clémence présidentielle en faveur de son client en raison de la situation de premier condamné à mort depuis l’élection du dernier congrès.
Mais cet argument ne touchait pas le président de la République et la justice devait suivre son cours.
Bétille, par la cassation de son premier jugement, perdait tout bénéfice à la clémence de M. Loubet, clémence qui s’excerçait sur Lehmann, assassin du curé de Saint-Patrice.
Les préparatifsLes bois de justice, partis de Parais mercredi matin par le train de 8h. 20, étaient arrivés à Rouen, en gare de rive-gauche, à midi. Le bruit se propageait en ville et tout le monde projetait d’assister à l’exécution du criminel.
Dès onze heures du soir, de longues théories de promeneurs, portant qui des provisions de bouche, qui des pliants, des tabourets et des échelles, se dirigeaient lentement vers le lieu fixé pour l’exécution ; la nuit très douce encourageait une longue station en attendant le moment suprême et un ciel étoilé et très clair permettait au public d’espérer pouvoir suivre tous les détails du drame judiciaire.
Le lieu de l’exécutionLa place choisie pour dresser la sinistre machine est situé dans le quartier Saint-Sever, à l’extrémité de la ville, sur la rive gauche de la Seine. C’est sur cette place, qui porte le nom ironique de place Bonne Nouvelle qu’eut lieu le 27 juillet 1894 la dernière exécution capitale à Rouen, celle de
Gamelin, qui avait assassiné une petite fille de sept ans.
La place Bonne Nouvelle, vaste quadrilatère, est bornée d’un coté par la caserne du 28ème de ligne, de l’autre, en face, par les hauts murs de la prison et des deux autres cotés par de petites maisons à un étage, dont le rez-de-chaussée est occupé par des estaminets bondés de monde.
Toutes les fenêtres louées à prix d’or, sont occupées par des mondains qui trompent la longueur de l’attente en sablant le champagne et en faisant des mots. Le rire perlé et bruyant des dames en toilette claire qui les accompagnent n’est pas une preuve que ces mots soient toujours spirituels, mais il indique que les gens s’amusent énormément en attendant la lugubre tragédie.
Tout autour de la place, le public moins sélect, mais tout aussi bruyant, chante, crie, hurle et se bouscule.
Mr Guenin, commissaire de police central, maintient, avec difficultés, cette foule nombreuse.
Bétille dans sa prison
Bétille, heureusement, ne peut entendre le bruit extérieur. Il occupe tout au fond la prison, dans le troisième bâtiment, la cellule 34, situé au premier étage. C’est lui qui étrenne le quartier cellulaire de la prison qui était il y a quelque temps encore le quartier correctionnel.
Très travailleur et très obéissant pendant les soixante et un jours de sa détention, il n’a cessé de travailler au tri du café et avait ramassé une certaine somme à ce travail qui lui était payé 3 francs les cent kilos triés.
La veille, il avait dit à ses gardiens de le réveiller le lendemain de bonne heure, car il avait un sac de café qu’il voulait finir de trier. Il comptait énormément sur la clémence présidentielle et en parlait souvent, faisant des projets au sujet de son départ à la Nouvelle (
Calédonie)
Le réveilA une heure du matin, M. Anatole Deibler arrive sur la place Bonne nouvelle et commence aussitôt le montage de la guillotine. Le nouveau bourreau semble plus méticuleux que son père, qui se bornait à donner des ordres à ses aides, Anatole Deibler paie lui même de sa personne, monte sur l’échelle pour placer la poulie, visse un boulon, ajuste un montant.
A deux heures, cent hommes de troupe du 6ème régiment de chasseurs à cheval sous les ordres d’un chef d’escadron, et du 24ème de ligne, sous les ordres du lieutenant-colonel, viennent renforcer le service d’ordre.
Enfin, à trois heures vingt, MM. Daniel, procureur de la République, d’Estables, substitut, Privey, juge d’instruction, Marais avocat de Bétille à Rouen, Leborne, aumônier, Viard, directeur de la prison, Deshais, adjoint au maire, et Guenin, commissaire central pénètrent dans la cellule du condamné. Il dort profondément.
M. Viard, directeur de la prison, le secoue légèrement, et tandis que Bétille, tout endormi, se frotte les yeux, sans avoir encore la notion de la situation, le directeur lui dit :
— Bérille, ayez du courage, votre pourvoi est rejeté, il faut vous préparer à payer votre dette à la société.
M. Marais, s’adressant alors à son client, lui dit :
– Vous avez été soldat, mon ami, souvenez-vous en pour avoir du courage.
Bataille, reconnaissant son avocat, lui répond :
—
Oui, monsieur Marais, j’en aurai.Il s’habille aussitôt sans le secours de personne, tandis que M. Viard lui donne lecture de l’arrêt. Sans dire un mot, en s’y prêtant même, il endosse la camisole de force et accepte les secours de la religion que lui offre l’aumônier.
Le prêtre et le condamné restent seuls quelques instants seuls dans la cellule. Bétille se confesse, il se rend ensuite sans aide, avec calme, à la chapelle où il assiste à la messe et communie.
La cérémonie religieuse a duré vingt minutes ; pendant ce temps Bétille, qui a prié avec ferveur, n’a pas eu la moindre faiblesse.
Le prêtre, après l’avoir béni, vient à peine de prononcer L’
te misa est, que le condamné se lève et vient se placer au milieu de ses gardiens, qui attendent debout à quelques pas derrière, au seuil de la chapelle.
La funèbre toilette a lieu dans la salle du greffe, le condamné demande une cigarette qu’il fume tout en causant de ses parents et recommande sa fiancée à Me Leborne.
L’exécutionEnfin, l’heure de l’expiation, fixée pour quatre heures sonne à tous les clochers de la ville ; les quatre coups résonnent d’une triste dans les airs. Un Ah ! de satisfaction se fait entendre parmi le public, tandis que Bétille, qui refuse toute aide, monte seul dans le fourgon qui doit le conduire sur la place de l’exécution.
Cent mètres, environ, séparent, en effet, la porte de la prison du point où s’élève la guillotine.
Le fourgon peint en noir, attelé d’un cheval blanc, s’avance lentement, précédé de gendarmes à cheval et entouré de soldats d’infanterie.
Deibler et son premier aide occupent le devant de la voiture ; dans l’intérieur, le deuxième aide, l’aumônier et le condamné. Le troisième et dernier aide du bourreau tient le cheval par la bride. Derrière le cortège marchent en groupe les magistrats qui ont assisté au réveil.
Il fait grand jour quand la voiture arrive à coté de la guillotine. Les deux portes du fourgon s’ouvrent, un aide saute de l’intérieur à terre et rabat une échelle de six marches pour permettre au condamné de sortir.
Bétille paraît, très peu entravé, son allure est assez dégagé. Il est absolument maître de lui et n’est même pas pâle. Il descend seul les marches difficiles de l’escalier volant, suivi par l’aumônier, et s’arrête au bas des degrés pour fixer avec volonté le couperet.
Le condamné marche alors d’un pas ferme vers la planche sur laquelle il doit basculer ; puis, se ravisant, il tourne brusquement à gauche en pivotant sur ses talons réunis et tombe à genoux devant l’aumônier.
Celui-ci, beaucoup plus ému que le condamné, lui tend une petite croix que Bétille baise avec ferveur, mais sans ostentation ; puis après avoir embrassé l’abbé Leborne, il se relève d’un seul élan, des deux genoux à la fois, et vient se placer lui-même contre la planche, tendant le cou d’une façon très visible.
La planche bascule et le couteau tombe presque instantanément.
Le corps a été inhumé au cimetière Saint-Sever, dans une allée ombragée de nombreux peupliers. La fosse était creusée au pied du sixième arbre.
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Détails rétrospectifsdépêche de notre correspondant)
Pont-Audemer, 6 juillet.
Quand la nouvelle de l’exécution de Bétille a été connue ici, un assez grand nombre de personnes sont parties pour Rouen afin d’assister aux derniers moments du condamné.
On a remarqué dans la foule de ceux qui partaient certaines des autorités du canton de Saint-Georges-du-Vièvre et des membres de la famille Plessis, l’une des victimes de Bétille.
Dès que Les habitants de Saint-Georges ont appris que maître Léon Tyssandier, bâtonnier du barreau d’Evreux, qui avait défendu Bétille devant le cour d’assises de l’Eure, avait sollicité en faveur de son client la clémence du chef du président de la République, ils ont adressé immédiatement à M. Loubet une pétition réclamant avec insistance l’exécution de l’assassin.
C’est M. Loriot, député, qui a été chargé de remettre cette pétition. M. Loriot a été reçu mardi et en présence des crimes si nombreux qui terrorisent notre département le président ne pouvait avoir de pitié pour un misérable tel que Bétille.