LA TUERIE DE VALENSOLE
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Des assassins très jeunes trahis par leurs chaussures... et une bicyclette.
Décembre 1928
Qu’y a-t-il de plus atroce que le meurtre de deux enfants, perpétré à coups de pierres et de bâtons ? Une seule réponse, peut-être : le fait que cet acte soit commis par de très jeunes assassins, eux-mêmes à peine sortis de l’enfance.
L’émotion soulevée par le massacre de la famille Richaud, à Valensole, en décembre 1928, fut énorme. Elle dépassa les limites du département, de la Provence, et gagna bientôt le pays tout entier.
Le Petit Provençal titrait le mardi 10 décembre :
L’EFFROYABLE TRAGEDIE DE
VALENSOLE
Ce sont deux enfants qui ont assassiné la
famille Richaud et leur domestique avec
préméditation
L’indignation était telle... qu’on en fit une complainte ! Longtemps après on chanta dans les chaumières
Là-bas à Valensole
Pays de farandoles,
Sous le beau ciel du Midi
Un crime odieux s’est
accompli !
Dans un mas très prospère
Une famille entière
Qui souriait à la vie
Fut massacrée par deux
bandits !
C’est un autre enfant, Armand Mégy, qui avait donné l’alerte.
En ce matin du jeudi 6 décembre, le soleil brille sur le plateau de Valensole, et Armand a envie de jouer avec son jeune voisin, Clément Richaud, âgé de 10 ans. La veille déjà, il l’a appelé en vain. Mais laissons-lui la parole. Il raconte les circonstances de sa macabre découverte au journaliste du Petit Provençal :
« Hier soir, vers 3 heures environ, j’étais venu aux Courrelys pour voir mon cousin qui était un peu souffrant, et j’avais décidé de m’amuser avec lui. Sitôt arrivé à la ferme, j’ai constaté que tout était fermé et paraissait inhabité. Je pensais aussitôt que tout le monde était allé à la cueillette des amandes. Je quittai donc leur ferme, où je suis revenu ce matin. Par la suite, je fis un petit tour dans les champs pour voir si je ne les apercevais pas. Ne voyant personne, je me dirigeai dans un pré où se trouve l’aire. »
La ferme des Courrelys est située à quelques kilomètres du village de Valensole, assez éloigné e de la route qui mène à Digne. Elle se compose de deux bâtiments. Tout autour, c’est le plateau, vaste, ensoleillé, désert. Les montagnes enneigées en ce mois de décembre forment une barrière blanche qui ferment l’horizon.
Armand fait le tour de la ferme, le cœur battant, vaguement inquiet. Que se passe-t-il ? Rien ne lui paraît normal. Tout à coup, il entend des gémissements. Ah,c’est le vieux chien des Richaud, qui garde habituellement la maison et le troupeau, et qu’Armand connaît bien ! Mais pourquoi ne vient-il pas à lui en frétillant de la queue? Il est couché sur le sol, et pousse de petits jappements de détresse, comme un qui pleure, ou qui hurle à la mort. A côté de lui, sous une bâche, se devine une forme.
L’enfant prend peur et s’enfuit en courant. Il rencontre alors un paysan nommé Guichard qui, en voyant le désarroi de l’enfant, l’accompagne sur les lieux : si quelqu’un dort sous la bâche, on va le réveiller ! Ils se hâtent, refont le chemin de la ferme. Armand désigne le chien qui n’a pas bougé, la forme, là, sous la bâche. Guichard la soulève, peu préparé à ce qu’il va découvrir.
C’est le fermier, Adrien Richaud, dont la tête a été écrasée.
Imaginez la stupeur, l’horreur qui paralysent l’homme et l’enfant. Guichard le premier recouvre ses esprits. Il renvoie Armand aux Sauvans, saute sur sa bicyclette et s’en va en hâte prévenir les gendarmes de Valensole.
A midi, les gendarmes accompagnés du maire, du docteur Gaillard et du juge de paix, se rendent sur
les lieux. Il y règne, rapporte le journaliste du Petit Provençal, « une effrayante désolation et un sanglant désordre ». C’est bien Adrien Richaud qui gît là, au milieu d’une mare de sang. Il a entre les jambes une lanterne. Gendarmes, maire, médecin, sont bouleversés. Mais le pire est à venir.
Ils décident de visiter la ferme. La porte de l’entrée principale est fermée à clef. Un gendarme force un volet du rez-de-chaussée, va l’ouvrir.
Au moment de pénétrer dans la ferme, tous sont saisis par une épouvantable odeur qu’ils identifient immédiatement.
Le spectacle qui s’offre à eux les fait reculer. Dans la pièce principale, c’est un massacre. Il y a du sang partout. Quatre malheureux sont allongés sur le carrelage : Antonia Richaud, la fermière, 41 ans, ses deux enfants, Clément, 10 ans, et Roger, 3 ans, et Auguste Amaudric, 51 ans, le domestique. A la stupeur des gendarmes, à l’écœurement, s’ajoute la colère. Une colère intense, violente, car au premier coup d’œil, on voit que le ou les assassins se sont acharnés sur leurs victimes.
« A examiner leurs multiples blessures, ce ne pouvaient être que des monstres humains, ceux qui avaient cogné jusqu’à leur donner la mort, écrit le journaliste Jean Teyssier. Les malheureux avaient été abattus par balles. On leur avait aussi brisé le crâne à coups de montants de chaises qui, encore couverts de caillots rouges, se trouvaient près des cadavres. Cruelle découverte : deux briques avec lesquelles, l’hiver, on réchauffe les lits avant d’aller dormir, avaient achevé le massacre en martelant les visages. Quels fous, quels sauvages avaient pu tuer de jeunes enfants, si horriblement ? »
Dans l’après-midi du même jour, le commissaire Martin de la 9ème brigade de police mobile, accompagné des inspecteurs Baroux, Guibbal et Sébeille arrivent à la ferme des Courrelys. Monsieur Bernard, procureur de la République de Digne, le juge d’instruction Terrin et le docteur Gassin, médecin légiste, s’y trouvent déjà. On se livre aux premières conjectures : le fermier a dû être attaqué au moment où il effectuait une ronde dans les environs de sa ferme. La lanterne trouvée entre ses jambes en témoigne. Il s’est sûrement défendu avec énergie : son chapeau est resté accroché aux fils de fer d’un grillage, près du corps. Quant à l’heure, ce devait être juste après le repas du soir, comme en témoignent des assiettes sur le potager et un peu de soupe demeurée au fond de la marmite.
Une chose est certaine : le crime remonte à plusieurs jours. L’odeur, l’état des cadavres l’attestent. Adrien Richaud est vêtu de ses habits du dimanche. Et l’on est jeudi ! Les meurtriers ont quatre jours d’avance sur les enquêteurs.
L’inspecteur Guibbal, devenu commissaire, racontera dans la Revue Internationale de Criminologie et de Police technique, en 1953, l'épouvante qui les a saisis quand ils ont pénétré dans la ferme. Dès l’entrée, ils se heurtent à un corps étendu sur le plancher, recroquevillé sur lui-même, les bras levés comme s’il voulait encore protéger sa face mutilée. C’est le domestique, Auguste Amaudric.
Un peu plus loin, devant la cheminée, gît la fermière, Antonia Richaud. Elle est couchée sur le dos, le visage tuméfié. Dans ses yeux grand ouverts se lit encore l’effroi. Tout près d’elle, les policiers bouleversés découvrent le petit Roger, âgé de trois ans, dont la tête a éclaté sous les coups. Sa mère a dû tenter de l’abriter des assassins. Il est couché sur le dos, les bras en croix, les jambes écartées. Non loin, c’est le jeune Clément, dix ans, qui est étendu la face contre terre. Il est vêtu d’un costume bleu en velours et chaussé de sandales blanches. Il porte à la tête une plaie béante.
Des débris de chaises sont éparpillés sur le sol. Détail horrible, à des barreaux sont encore collées des touffes de cheveux. Les meubles sont renversés, les ustensiles de cuisine jetés sur le sol. Une horloge ancienne continue de sonner les heures. Elle est, dans le bas, éclaboussée de sang. Sur les murs, des taches : le sang des victimes, déjà noirci.
Posé sur une table, se trouve un petit livre : « Souvenirs d’enfance des Grands Ecrivains : Alphonse
Daudet et Frédéric Mistral ». C’est la brochure que lisait Clément, malade, au coin du feu, quand les criminels ont fait irruption.
Dans les autres pièces il règne un désordre indescriptible. Les tiroirs sont vidés, les matelas éventrés. Même la chambre du domestique, située dans un bâtiment annexe, a reçu la visite des bandits. Cette petite pièce ne contient qu’un lit de fer et deux malles poussiéreuses. Contre les murs blanchis à la chaux, sont accrochés des vêtements. Les policiers retrouvent dans l’une des malles un portefeuille en cuir noir renfermant la somme de 775 francs. Cet argent, fruit des économies d’Amaudric, n’a pas été découvert par les bandits. En revanche, sa bicyclette a disparu...
Le mobile du crime est évident : le vol ! A certains détails, les policiers se persuadent rapidement que seul un familier de la ferme a pu commettre un tel forfait.
Le commissaire Martin demande par téléphone au docteur Béroud, chef du laboratoire de la police, de bien vouloir se rendre à Valensole et de prêter « son concours précieux et éclairé ». Sans doute les moyens d’investigation de la police, en 1928, ne sont-ils pas aussi développés que de nos jours. On verra cependant que les enquêteurs font preuve, dans cette affaire, d’une remarquable efficacité. L’un d’entre eux, l’inspecteur Sébeille, est le père du commissaire qu’on retrouvera dans l’affaire Dominici.
Le docteur Béroud arrive sur les lieux en compagnie de l’inspecteur Puyhardy de la brigade mobile. Il relève sur les vitres et les meubles des empreintes dont il pense qu’elles vont faciliter la tâche de la police. Il examine le cadavre de madame Richaud et décide de procéder à une autopsie. Il paraissait étrange, en effet, que les victimes aient été tuées à l’aide de chaises. Assisté du médecin de Valensole, il constate qu’Antonia Richaud a reçu une balle de revolver automatique d’un calibre de 7 mm. Cette balle, qui lui a traversé le bras, est retrouvée dans la tête. Deux autres balles sont encore fichées dans le corps de la malheureuse.
Dès lors, il est possible de croire que les bandits, après avoir abattu les habitants de la ferme des Courrelys avec leur arme, se sont acharnés sur eux à coups de chaises. D’autres balles sont trouvées dans les cadavres d’Adrien Richaud et de son domestique, mais non dans ceux des enfants.
Le village de Valensole, et bientôt la région tout entière, sont en proie à une intense émotion. Mais les habitants font confiance au commissaire Martin et à ses hommes, ainsi qu’aux gendarmes, qui déploient une grande activité. Dès le vendredi 7 décembre, ils arrêtent deux individus à l’allure suspecte. Conduits devant le capitaine Pratz, ils sont longuement interrogés. Sans profession bien définie, ils peuvent néanmoins fournir des alibis sérieux sur leur emploi du temps dans la journée du dimanche 2 décembre, jour du crime.
Pendant que les gendarmes relâchent les deux suspects, le commissaire Martin recueille de nombreuses déclarations : tout le monde a vu ou cru voir un, deux, ou trois suspects. Les signalements varient selon les témoins. Les âges vont de trente à cinquante ans, les cheveux sont bruns ou blonds, les accents sont étrangers, français, provençaux, italiens...
Au milieu de toutes ces informations contradictoires, Martin va retenir trois témoignages, particulièrement intéressants et précis : celui de madame Mégy, cousine des Richaud et propriétaire de la ferme des Sivans, distante de trois kilomètres des Courrelys ; celui de son fils Armand, qui a découvert le corps d’Adrien Richaud et donné l’alarme; et celui d’un industriel marseillais.
Madame Mégy a reçu, dans l’après-midi du dimanche 2 décembre, la visite d’un jeune homme âgé de 18 à 20 ans « à la chevelure blondasse », étranger au pays, vêtu simplement d’une veste grise, d’un pantalon kaki, et chaussé de sandales ou de pantoufles. Ce jeune homme lui a demandé avec un accent très fort, s’il n’y avait pas, chez elle ou dans les fermes avoisinantes, du travail pour lui. Elle lui a dit que non, et l’étranger est parti. Le jeune Armand donne quant à lui une description très précise du même individu.
Monsieur Blanchet, industriel marseillais, nouveau propriétaire de la ferme des Courrelys, et résidant à Valensole, confirme avoir vu ce jeune homme à l’accent du Nord, en compagnie d’un autre personnage plus âgé.
« Quels sont ces deux individus ? s’interroge l’envoyé spécial du Petit Provençal dès le 8 décembre. C’est ce que les enquêteurs vont avoir à cœur de connaître. »
D’autre part, les policiers apprennent que des accords de vente de la ferme des Courrelys ont été conclus, et que 200 000 francs d’arrhes ont déjà été versés... au propriétaire de cette ferme, qui n’est autre que monsieur Mégy ! Les deux bandits se sont-ils trompés de ferme ? Ou bien, mal renseignés, ont-ils cru trouver les 200 000 francs chez Adrien Richaud ? Cela expliquerait l’acharnement qu’ils ont mis à fouiller la ferme de fond en comble.
Enfin le signalement de la bicyclette d’Amaudric, qui a disparu, est diffusé dans la presse: il s’agit d’une bicyclette de marque « Chamois », peinte en bleu, guidon renversé, portant un timbre plat avec inscription gravée. Cette machine a été achetée à monsieur Chauvet, marchand de cycles à Oraison. Elle porte également deux garde-boue de la couleur du cadre, inscrits au numéro 4964 ou 4966.
Il n’est guère possible d’établir le montant du vol, pas plus que la nature exacte des objets qui ont été emportés. Une indication, cependant, et de taille : les individus qui ont fait cela sont venus pour voler, mais ils étaient bien décidés à ne pas reculer devant le meurtre. Or l’assassinat des enfants tend à prouver que les jeunes victimes connaissaient le ou les meurtriers. Sinon, pourquoi les aurait-on tués ? Il faut donc orienter les recherches vers les personnes qui ont fréquenté la ferme et ses habitants.
L’enquête menée auprès des relations des victimes ne fournit aucun résultat immédiat. En ce qui concerne les employés de la ferme durant les dernières années, quatre noms sont retenus. Mais l’examen des fichiers ne révèle d’antécédent pour aucun des quatre.
Les cinq corps sont mis en bière. Quatre cercueils - les deux enfants ayant été réunis dans le même - sont placés sur une automobile qui, lentement se dirige vers Valensole. Sur la route, de nombreuses personnes attendent le cortège et se joignent à lui quand il passe. En signe de deuil, tous les magasins ont fermé leurs volets.
« Émouvantes obsèques ! s’écrie le correspondant du Petit Provençal dans l’édition du dimanche 9 décembre. La population de Valensole recueillie forme une double haie dans la rue principale. Arrivé sur la place centrale, le cortège s’arrête face au monument aux morts.
Là, les cercueils sont déposés sur des tréteaux, puis portés par seize jeunes hommes jusqu’au cimetière où, dans le grand silence qui règne, monsieur Richaud, maire de Valensole, prononce un discours. »
Le ciel bas et gris ajoute encore à la tristesse, à l’émotion de la foule. Chacun sent vibrer la colère de l’élu : « Une famille de bien honorables travailleurs et le fidèle domestique qui, d’après les débris que nous avons trouvés sur le théâtre du crime a dû lutter pour défendre ses maîtres, sont tombés sous les coups de brutes immondes. Les enfants, deux pauvres petits de 10 et 3 ans n’ont pas trouvé grâce devant les bandits, et je resterai longtemps encore sous l’impression atroce ressentie par tous ceux qui ont vu les cadavres de ces malheureux et surtout les cadavres d’enfants massacrés à coups de pierres et de bâtons de chaises (...) Ce crime dépasse en horreur tout ce qu’on peut imaginer. Toute la population atterrée crie vengeance et elle ne sera un peu soulagée que le jour où ces brutes auront payé, et les renseignements qui viennent de me parvenir me font espérer cette heure proche. »
L’heure est-elle proche ? Les policiers, en tout cas, n’ont pas ménagé leurs efforts. Et, reconnaissons-le, le hasard est en train de leur donner un sérieux coup de pouce. Le hasard, ou la maladresse des assassins ?
Toujours est-il que la brigade mobile, qui est à l’affût de tous les indices, de tous les témoignages, qui a diffusé nombre d’avis de recherche à partir du signalement des deux individus suspects fourni par madame Mégy, Armand et monsieur Blanchet, est avertie que la gendarmerie de Châteaurenoux (Basses-Alpes) a reçu la déclaration spontanée d’un habitant de Volx, Paul Sabatier. Voici ce qu’il a raconté aux gendarmes :
Le lundi 3 décembre (lendemain du crime), alors qu’il remplaçait sa belle-sœur au comptoir d’ un café, un inconnu lui a proposé d’échanger des pièces d’argent et un napoléon d’or d’une valeur de dix francs contre des billets de banque. L’homme, pour régler un « petit noir » - une tasse de café - a sorti ensuite un billet de cent francs. Le cabaretier, qui n’avait pas suffisamment de monnaie, a demandé l’appoint. Alors l’inconnu a fouillé ses poches et en a tiré plusieurs pièces dont une en or, qu’il voulut échanger contre quarante francs en papier. Sabatier, heureux de faire une bonne affaire, a suivi le client dans la rue et examiné la bicyclette bleue que celui-ci s’apprêtait à enfourcher. Il a eu le temps de déchiffrer le nom inscrit sur la plaque, qui était obligatoire à l’époque : Amaudric. Il a remarqué également que l’homme portait des sandales en mauvais état, et Sabatier affirme qu’il s’est rendu ensuite chez un marchand de chaussures pour en acquérir de neuves.
Ah, si les assassins prêtaient plus d’attention à leurs chaussures – cela leur éviterait bien des déboires. « Dis-moi comment tu es chaussé, je te dirais qui tu es » : élémentaire, mon cher Watson ! Le marchand, interrogé, confirme que deux paires de sandales ont été achetées.
Quoi qu’il en soit, Guibbal et ses hommes décident de se rendre au plus vite à Volx. Le samedi 8 décembre, soit le surlendemain de la découverte du crime, ils mettent le village sens dessus dessous, et finissent par découvrir dans une grange abandonnée des papiers au nom de Richaud et la précieuse bicyclette. Pas de doute : les bandits ont effectué à bicyclette, immédiatement après leur forfait, la distance de vingt kilomètres qui sépare Valensole de Volx, et ils ont sûrement dormi dans ladite grange.
Les policiers sont désormais sûrs d’être sur la piste des bandits. Les ordres sont donnés. Barrages sur les routes, télégrammes aux gendarmeries, avec ordre d’arrêter deux jeunes gens dont le signalement est assez précis : « Le premier, 23 ans environ, taille 1,70 mètres, coiffé d’une casquette grise usagée avec visière cassée, tout rasé, nez allongé, cheveux bruns, teint hâlé, vêtu d’une veste marron, d’un pantalon noir à rayures blanches, chaussé de sandales de chasse blanches neuves avec des semelles en corde débordantes et renforcées. Le deuxième, âgé de 17 ans environ, vêtu d’un costume en coutil gris, porteur de sandales identiques au précédent. »
En faisant des recoupements avec la liste des employés de la ferme des Courrelys, ces dernières années, les policiers ont fini par identifier le premier. Il s’agit d’Alexandre-Jules Ughetto, né à Lauris (Vaucluse) le 6 décembre 1910. Il a tout juste 18 ans.
Les deux fugitifs sont suivis pas à pas pendant trois jours : à Volx, ils ont pris le train en direction d’Apt. Ils sont descendus à tel endroit, y ont déjeuné, ont repris le train. Un moment la trace semble perdue. Guibbal et ses hommes enquêtent à Lauris, où résidait la famille Ughetto. Mais elle a quitté le pays, sans laisser d’adresse.
Les policiers sont harassés, mais le hasard va encore jouer en leur faveur. Un boulanger du pays, qui connaît Ughetto, leur apprend qu’il l’a rencontré et que celui-ci lui a dit qu’il allait, « travailler dans les mines ».
Or Guibbal reçoit le même jour un coup de téléphone de la gendarmerie de La Grand-Combe, cité minière des Cévennes, dans le Gard. On y a appréhendé deux individus répondant aux signalements indiqués. Guibbal écrira plus tard : « Alors que nous nous trouvions à Lauris, à un coup de téléphone des gendarmes de La Grand-Combe, nous comprîmes que le dénouement était proche. C’est pourquoi nous nous rendîmes le plus rapidement dans cette ville. »
Les policiers tiennent leurs suspects. L’un est bien Jules Ughetto, l’autre Alexandre Mucha dit Joseph Witkowski, sujet Polonais, âgé de 16 ans. Reste à obtenir des aveux. Dans les locaux de la brigade de gendarmerie, l’inspecteur Guibbal choisit d’interroger en premier le valet de ferme. Il se fait expliquer la disposition de la pièce où Ughetto est retenu depuis des heures. Puis, il ouvre brusquement la porte, court à l’homme et hurle : « A genoux, misérable ! Demande pardon ! Pardon pour les gosses ! Dis la vérité, c’est la seule façon de te racheter !»
Ughetto s’effondre. A genoux, en pleurs, il s’écrie : « Je ne voulais pas ! Je jure que je ne voulais pas ! Je voulais seulement un peu d’argent pour acheter des habits ! »
Il fait ensuite, en phrases hachées, le récit de l’abominable tuerie : « J’avais déjà travaillé chez les époux Richaud dont je n’ai jamais eu à me plaindre. Dimanche soir, je me suis présenté à eux en compagnie de Witkowski. Toute la famille était là et venait de terminer le repas du soir. Un feu de bois illuminait la pièce y répandant une douce chaleur. Le père était assis près de la cheminée et à ses côtés, le petit Clément lisait un livre. Près de la cheminée se tenait madame Richaud avec, dans ses jupes, le petit Roger qui pleurait. Amaudric était assis sur une chaise juste derrière moi. J’avais serré la main de tout le monde et pendant un bon quart d’heure on « blagua » de choses et d’autres. Au dehors, le chien aboyait, sentant probablement la présence de Micha (Witkowski)qui attendait dans la cour. Le père Richaud sortit pour faire taire le chien et de retour, il m’offrit un verre de vin. Alors, j’ai bu à la bonne santé de tous. Je savais bien que Richaud était brave et qu’il ne me refuserait pas le coucher. Je l’avais prévu ; je savais qu’il me conduirait à la grange et c’est pour ça que j’avais recommandé au petit Joseph (Witkowski toujours) d’aller s’y cacher en attendant mon signal. Au bout d’un moment, le père Richaud a pris une lampe, une grande toile et nous sommes allés vers la grange. »
On frémit en lisant cette déposition. Tout paraît si calme, si paisible dans cette soirée d’automne au coin du feu. Et pourtant, le drame est imminent.
Car Ughetto a repris ses esprits, et continue plus calmement, avec un sang-froid qui déconcerte les policiers :
« Alors que le fermier se préparait à monter à l’échelle pour me préparer la toile, là-haut dans le foin, j’ai sorti mon revolver de ma poche et j’ai tiré une seule balle dans la nuque...Je me demande maintenant pourquoi j’ai été si méchant. C’est le petit (Mucha) qui m’a entraîné à faire cette saloperie. Avec lui, nous avons recouvert le corps avec de la toile et je lui ai dit de se tenir près de la porte, non loin du poulailler afin qu’il puisse intervenir en temps voulu. Je suis rentré dans la cuisine et la mère m’a demandé où était son mari.
- Dehors, lui ai-je dit.
- Tout ça, c’est pas clair, m’a-t-elle répondu, inquiète, au bout d’un certain temps. Je vais aller chez les Mégy.
Et elle m’a poussé dehors. Je pouvais plus reculer ; j’ai sorti le revolver de ma poche et j’ai tiré... Elle a crié, puis s’est allongée près de la fenêtre. Amaudric a voulu sortir mais j’ai tiré. Il n’était que blessé et a fait deux ou trois mètres dehors. J’ai appelé Mucha qui a fait rentrer le domestique. Il n’était pas très costaud, le pauvre, et il devait souffrir car il criait à Mucha : Pica plus, siou a mita mouart ! (Ne frappe plus, je suis à moitié mort !) Le Polonais l’a achevé d’un coup de revolver.
C’est Joseph qui a tué les petits qui criaient, pleuraient, hurlaient en appelant leur mère. Il les a tués à coup de chaise, de bâton et les a finis avec une grosse pierre. Moi, j’aurais pas pu faire ça... car le petit Clément criait en me regardant : Jules, pourquoi tu as fait ça à maman ? Je n’osais pas, je ne pouvais pas, moi !
Après, nous sommes montés dans les chambres avec la lampe du père Richaud. Nous avons trouvé un peu d’argent, du linge, un rasoir. Mucha m’a dit : Si les petits respirent encore, ça servira à leur couper la gargamelle !
On est sorti par la fenêtre, la porte étant coincée par le corps d’Amaudric. On a tiré un peu le corps du père et on l’a recouvert de la toile après avoir pris son portefeuille qu’il gardait toujours sur lui. Il y avait un peu plus de 900 francs. »
Alexandre Mucha dit Witkowski, son complice, parle français avec un accent. Il se défend d’avoir été
l’instigateur du crime. Non, il n’était pas au courant des intentions criminelles d’Ughetto. Il l’a suivi, pour trouver du travail. Pressé de questions, il finit par reconnaître qu’il a « achevé» le domestique et les enfants, mais c’était parce qu’ils vivaient encore, pour les empêcher de souffrir. Le rasoir, oui c’est vrai, il a parlé de l’utiliser, de leur trancher la gorge avec : c’était pour abréger leurs souffrances. D’ailleurs il ne sait même pas ce que veut dire « gargamelle » !
Guibbal, après avoir enregistré ces déclarations, fait conduire à Nîmes les deux larrons. Ils passent une nuit à la maison d’arrêt de cette ville, puis sont transférés à Digne.
A Valensole, le maire apprend par un coup de téléphone du procureur de la République la nouvelle de l’arrestation des assassins. La population de Valensole, les Basses-Alpes, la France, accueillent la nouvelle avec joie et soulagement. On se souvient au village qu’Ughetto a travaillé jadis comme ouvrier agricole à la ferme des Courrelys. Il passait pour un individu sournois, franchement antipathique. C’est sûrement lui qui a donné toutes les indications concernant l’horrible crime.
Le lundi 10 décembre au matin, les deux prisonniers sont transférés à Digne. Le procureur de la République a pris des mesures de précaution exceptionnelles afin qu’aucun incident ne se produise à leur arrivée. Dès 10 heures, de nombreux curieux stationnent dans les rues qui prolongent la route de Marseille jusqu’au Palais de Justice. Quand la voiture s’arrête, les bandits sont arrachés de leur siège et poussés dans la cour du Palais. Des cris, des clameurs s’élèvent : « A mort ! A mort ! Tuez-les, assassins, bandits ! » Ughetto, le visage à demi caché par la visière de sa casquette, tremble de tout son corps. Son compagnon Witkowski est pâle et pareil à une bête traquée. Il regarde peureusement de tous côtés. Guibbal et ses collaborateurs, visiblement las, les vêtements couverts de poussière, les conduisent dans les couloirs du bâtiment. Après un nouvel interrogatoire, Ughetto et Witkowski sont enfermés dans la prison de Digne. On leur fait enfiler des vêtements de bure, costume des prisonniers. Monsieur Puyhardy, de la 9ème brigade mobile, les photographie et relève leurs empreintes
Le lendemain, la reconstitution du crime manque de tourner à l’émeute. Pourtant à la première heure des autocars ont transporté vers Valensole une cinquantaine de gendarmes recrutés à Sisteron, Forcalquier et Digne pour former un cordon de sécurité. Mais bien avant l’aube on a pu voir sur la route détrempée de la Bégude, des groupes de paysans, de femmes, de jeunes gens et d’enfants se rendant à la ferme tragique. Une foule exaspérée qui veut appliquer aux criminels la loi du Talion.
A 8 heures le procureur Bernard est sur place, accompagné des juges d’instruction Caron et Terrin, et du capitaine de gendarmerie Pintel. L’arrivée des deux jeunes assassins est prévue pour 8h30. Une foule qu’on peut évaluer à sept ou huit cents personnes borde le cercle de protection constitué par les gendarmes. Mais voici que soudain un remous annonce les autos des gendarmes : les prisonniers en descendent, chaînes aux poignets. Ils sont aussitôt séparés et interrogés tour à tour par le procureur Bernard, le chef de la brigade mobile Martin, et le juge d’instruction Caron.
Ce qui indigne plus que tout la foule, c’est l’assassinat des deux enfants. Or si Ughetto, au travers d’explications souvent confuses, ne fait aucune difficulté pour reconnaître qu’il est l’auteur de la mort atroce de monsieur et madame Richaud, il se défend énergiquement d’avoir assommé les deux enfants.
On reconstitue la scène. Plusieurs personnes se prêtent à l’expérience. Poussé dans ses retranchements, Ughetto avoue qu’il s’est servi d’une chaise pour faire taire madame Richaud qui gémissait. « Les enfants criaient et pleuraient, ajoute-t-il. Je ne les ai pas touchés. C’est Witkowski qui a eu le courage de tuer ces pauvres petits. »
Le petit Polonais, auquel des questions embarrassantes sont intentionnellement posées sans relâche, finit par reconnaître qu’il a tué le domestique d’un coup de revolver. « L’arme, dit-il, était sur la table où l’avait déposée Ughetto qui avait pris une chaise pour achever ses victimes. » Conduit dans les chambres, il admet avoir eu une brève conversation avec Ughetto à propos du rasoir qui pourrait servir à couper la gorge aux enfants. « C’était toujours, dit-il avec un calme effrayant, pour ne pas qu’ils souffrent. »
Enfin les deux hommes sont confrontés. Ughetto accuse son complice avec énergie. Witkowski se défend et s’écrie plusieurs fois : « Tu veux me noyer ! Tu veux me noyer ! »
Qui dit vrai ?
Quand la confrontation est terminée, alors que les deux inculpés encadrés par les gendarmes regagnent les autos qui doivent les conduire à Digne, la foule, jusqu’alors restée calme, laisse éclater son indignation. Elle réussit à rompre les barrages.
Un vieux paysan, armé d’un parapluie, se précipite en avant. Ughetto crie aux gendarmes : « Ils n’ont pas le droit de me frapper ! ». Le capitaine fait mettre baïonnette au canon et charger. La foule recule en grondant. Le départ des voitures s’effectue sous les clameurs : « A mort ! Assassins ! bandits ! »
Le procès d’Ughetto et de Witkowski s’ouvrit à Digne devant la cour d’assises des Basses-Alpes le 16 septembre 1929. Là encore, craignant les débordements de la foule, les services préfectoraux avaient mis en place d’importantes mesures de sécurité. Le tribunal était plein à craquer.
Le greffier en chef, monsieur Pélestor, lut l’acte d’accusation. L’assistance frémit en l’entendant décrire les détails de la tuerie, le père abattu d’une balle dans la nuque, la mère tuée près de ses enfants, les petits Clément et Roger massacrés à coups de pierres et de bâtons de chaise, malgré leurs supplications et leurs cris.
Ughetto, interrogé par le président Guérin, maintint ses accusations. A la question : « Les enfants, qui les a tués ? », il répondit : « A un moment, je suis sorti. Mucha est resté dans la cuisine. Lorsque je suis rentré, les petits étaient morts. » Il exprima enfin des regrets, mais comme une obligation. Witkowski écoutait, l’air absent.
Deux incidents marquèrent les débats. Le maire de Valensole, Albert Richaud, parent des victimes, témoigna avec force de l’émotion ressentie par ses concitoyens, et conclut : « Pour ces deux misérables, le seul châtiment possible est la mort. » Maître Auguste Arnaud, défenseur d’Ughetto, s’écria : « Vous n’avez pas le droit de vous substituer au ministère public. Je proteste avec énergie au nom de la défense contre une intervention aussi inopportune. »
Plus tard, c’est le père d’Ughetto qui fut appelé à la barre. Il eut des mots très durs :
« Jules a toujours eu une très mauvaise conduite. Pourtant, j’ai tout essayé, tout tenté : la douceur, la sévérité. Rien n’y a fait. Il était coléreux, allant jusqu’à lever la main sur moi. Monsieur le Président, je n’ai rien à me reprocher. J’étais certain qu’il tournerait mal. Ce qu’il a fait est abominable, monstrueux. Il ne mérite pas d’indulgence et je vous demande, messieurs les jurés, de lui appliquer la peine suprême car il ne mérite pas autre chose... »
Un père réclamant la peine de mort pour son fils, c’était un événement rarissime, qui ne manqua pas d’impressionner les jurés.
Avant les délibérations, le président Guérin demanda aux accusés s’ils avaient quelque chose à déclarer. Ughetto se leva alors : « Je veux dire que je regrette de plus en plus le crime que j’ai commis. Coupez-moi la tête si vous voulez. Mais les enfants, c’est pas moi, non, c’est pas moi ! »
Aux quarante-neuf questions qui leur furent posées, les jurés répondirent à chaque fois : oui. Ughetto fut condamné à mort, Witkowski, en raison de son âge, à 20 ans de détention et 10 ans d’interdiction de séjour. C’était la peine maximale pour un mineur.
Quatre mois plus tard, par un froid matin de janvier, Ughetto fut tiré de sa cellule. Le procureur de la République, le juge d’instruction, son greffier et les avocats du condamné étaient là, graves : « Votre recours en grâce a été rejeté. L’heure est venue d’expier votre crime. Ayez du courage ! »
Ughetto s’habilla calmement, écouta la messe, but le café et le rhum qu’on lui offrait, fuma une dernière cigarette. Il maudit encore une fois son père et protesta : « C’est pas juste. Moi, on va me couper la tête, et Mucha sortira vivant dans vingt ans. Il est aussi coupable que moi ! »
Après la levée d’écrou, ses gardiens le dirigèrent vers la sinistre guillotine dressée à son intention. Le bourreau qui dirigeait les opérations était Anatole Deibler, le plus célèbre bourreau de la IIIème République, celui qui avait exécuté notamment Landru et devait guillotiner deux ans plus tard Gorguloff, l’assassin du président Paul Doumer.
Juste avant d’être précipité sur la bascule, Ughetto cria ces mots mystérieux: « A moi les murs, la terre m’abandonne ! »
La foule, qui s’était rassemblée depuis la veille pour ne pas manquer le spectacle - on avait même loué des balcons à prix d’or... -, assistait en silence à la dernière exécution publique dans les Basses-Alpes. L’homme à qui on venait de couper la tête n’avait pas vingt ans.
Longtemps encore on chanta la complainte du « Crime de Valensole ». Longtemps après, quand à Marseille, en Provence ou dans le reste de la France, on demandait à quelqu’un d’où il venait, et qu’il disait : « Je suis de Valensole », il s’entendait répondre : « Ah, Valensole ? Le pays du crime ! »