Le tour pour berceau, la guillotine pour linceul
Saint-Évarzec. Vendredi 18 novembre 1887 vers 4 heures du soirQuand Paul Faine apparaît à la porte du logis de Perrine Cloarec, celle-ci réprime un léger tremblement. Elle ne connaît que trop cet homme à la figure rougeaude et aux yeux vifs qui s’attaque aux femmes et effraie les enfants. Déjà condamné deux fois par le passé pour des faits hautement répréhensibles, cet ancien enfant trouvé de l’hospice de Quimper erre de ferme en ferme, et malheur à celui qui refuse de lui donner à manger et à boire. Marie-Jeanne Quéau, femme Dréau, a raconté à Perrine que Faine est venu en octobre dernier lui livrer un sac de farine. Il l’a prise par la taille, l’a chatouillée et l’a embrassée à plusieurs reprises. Coincée entre la table et le banc-coffre, elle ne pouvait se défendre, mais elle a cependant réussi à vider le sac et à le jeter dehors. Faine n’a pas insisté et il est parti. Récemment, sur le mont Frugy à Quimper, après avoir empoigné la veuve Douguet, il s’est emparé d’un pain d’un kilo qu’elle avait dans son panier.
Paul Faine dit à Perrine Cloarec qu’il n’a plus ni argent, ni travail, depuis qu’Alain Gloanec, meunier au Lenn-Du en Ergué-Armel, a osé le renvoyer. Il demande à souper et à loger et, sans attendre une réponse de la maîtresse de maison, il s’assoit, boit deux bolées de cidre et accepte ensuite à contre-cœur de piler de la lande [2] avec le domestique. Lorsqu’Hervé Le Ster, époux de Perrine, revient de la ville, Faine, déjà au repos, prétexte une blessure à la main gauche qui l’empêche de travailler longtemps. Le Ster devine un grand trouble chez sa femme et préfère lui cacher ce qu’il vient d’apprendre au sujet de leur hôte indésirable. En effet, le 13 novembre au matin, Claude Le Grand, charpentier à Saint-Évarzec, a surpris le repris de justice attablé chez lui. En pleurs dans son lit, sa fille Marianne venait de refuser de donner à manger à Faine qui, en représailles, a menacé de la battre. Il aurait sans doute mis sa menace à exécution si le père n’était pas arrivé.
Saint-Évarzec. Samedi 19 novembre vers six heures du matinSoucieux d’éviter tout incident, Hervé Le Ster s’empresse de donner à souper à Faine qui va ensuite dormir dans la grange. Le lendemain matin, dès six heures, le vagabond exige un copieux déjeuner et dit qu’il se rend à la grande foire de Quimper bien qu’il n’en prenne pas le chemin. En effet, il se dirige vers le moulin du Lenn-Du en Ergué-Armel où il travaillait encore il y a peu. Alain Gloanec, vingt ans, y habite avec sa sœur Marie-Anne, quatorze ans, une domestique et un garçon-meunier [3]. D’un naturel conciliant, le jeune homme a supporté les incartades de Faine jusqu’à un certain point, puis, las de ne plus être maître chez lui, l’a congédié pour inconduite et violence de caractère.
Ergué-Armel. Samedi 19 novembre, vers huit heures du matinTapis derrière un buisson, Faine observe les occupants du moulin qui s’apprêtent à partir à la foire de Quimper. Alors qu’elle lui apporte la lanterne de la voiture, Alain recommande à sa sœur de ne laisser entrer personne dans le moulin. Il sait que la jeune fille est courageuse, mais qu’elle a peur de Paul Faine, cet ancien garçon-meunier qu’il a dû renvoyer. Quand ce dernier travaillait au moulin, et qu’Alain devait s’absenter, Marie-Anne demandait à Catherine Blanchard, femme Thaboret, sa voisine, de passer la journée avec elle. À plusieurs reprises, elle a vu Faine se rouler par terre en hurlant qu’on le tuerait plutôt que de le faire travailler. Bien qu’on ait tenté de lui cacher les faits, la jeune fille sait qu’il a voulu abuser de Catherine Blanchard. Celle-ci a pu saisir un couteau et frapper l’agresseur à la paume de la main. Surpris par cette résistance, Faine s’est enfui en pleurant de colère et en l’insultant. Un autre jour, le domestique a battu Marie-Anne pour un motif futile.
Mais déjà, Gloanec et ses deux domestiques s’éloignent du moulin alors que le jour tarde à se lever. Marie-Anne entreprend de passer le balai dans la cuisine, lorsque Faine rentre par la porte qui donne sur l’étang. Sans dire un mot, il saisit la jeune fille par le bras, la terrasse, presse sur son gosier avec son pouce et, alors qu’elle est agonisante, il lui passe un nœud coulant autour du cou et entreprend de la traîner dans l’escalier de la cave. La tête de Marie-Anne heurte chacune des quatorze marches, mais son supplice n’est pas encore fini. Après avoir pendu la malheureuse à une poutre pour faire sans doute croire à un suicide, le criminel s’acharne sur la pauvre victime et, comble d’horreur, il abuse d’elle par des moyens contre nature.
Plan des lieux dressé par le juge d’instruction.
Archives départementales du Finistère 4 U 2 306. Alors qu’il se reboutonne tranquillement, il entend des pas au dessus de lui. Va-t-il devoir tuer aussi l’intrus avant que celui-ci ne découvre l’horrible scène ? Dans la cuisine, Catherine Blanchard, bien loin de se douter du drame qui s’est joué au-dessous, vient chercher des boîtes à repasser. Comme elle ne voit pas Marie-Anne, elle s’en va après avoir constaté que la clé est restée sur l’armoire.
Faine remonte précipitamment, ouvre le meuble où il sait que son ancien patron cache ses économies et vole environ douze francs en monnaie de billon [4], de quoi lui permettre de boire tout son saoul à la foire. Puis il s’empresse de quitter les lieux, longe l’étang et s’engage dans un champ qui aboutit à la route de Quimper. C’est là que Pierre Lennon, domestique dans une ferme voisine, voit un homme aux vêtements couverts de farine qui ne daigne pas répondre à ses appels.
Quimper. Samedi 19 novembre, vers dix heures du matinPaul Faine boit un verre d’eau-de-vie chez Hervé Chalony, débitant à Ergué-Armel. Après avoir payé une tournée, il se rend, accompagné de François Troboas, chez la femme de ce dernier qui tient aussi un cabaret. Troboas offre un verre à Faine qui paye une nouvelle tournée générale. Personne ne semble remarquer ses vêtements maculés de sang et d’autres taches suspectes. Après avoir absorbé de l’eau-de-vie, du rhum et plusieurs bolées de cidre, il poursuit sa route vers Quimper où, sur le pont Firmin, il rencontre Jean-Marie Guichaoua avec qui il va acheter quatre sous de tabac à fumer avant d’aller se faire raser chez le perruquier. Dans le débit d’en face, il propose un verre d’eau-de-vie à Guichaoua dont celui-ci veut payer la moitié, soit vingt centimes, mais Faine refuse.
Le criminel est ivre-mort quand il arrive sur le marché aux bestiaux alors que la foire bat son plein. René Patérour, cultivateur à Kerfeunteun, lui dit de s’éloigner quand l’homme se prend dans la corde d’une vache. Vexé, il bredouille qu’il a bien assez d’argent pour acheter cette bête. Patérour remarque les vêtements souillés de boue de l’ivrogne qui tombe sans cesse à la renverse. Lors d’une chute, des pièces se répandent sur le sol et Auguste Joncour, marchand de bestiaux, ramasse trois rouleaux de billon et les met dans la poche de la chemise de Faine. Plus tard, Joseph Tanguy, cultivateur à Ergué-Gabéric, découvre un mouchoir avec cinq francs soixante-cinq centimes, le tout en billon. Comme il ne sait à qui remettre cette somme, il la garde, alors que l’agent de police Le Naour se saisit de Faine et l’enferme au violon pour ivresse manifeste.
Quimper. Samedi 19 novembre, vers six heures du soirRessorti dégrisé vers six heures du soir, la brute se rend chez Marie-Anne Quinquis, aubergiste rue Neuve. Pour cinquante centimes payés en billon, il se fait servir une soupe, du poisson et une bolée de cidre. Les chambres sont toutes occupées, mais comme le temps s’est mis à la pluie, l’aubergiste le laisse coucher dans un cabinet à décharge sur un peu de paille avec une couverture.
Ergué-Armel. Samedi 19 novembre, vers sept heures du soirPendant ce temps, Alain Gloanec de retour de la foire de Quimper, s’apprête à rentrer dans le moulin lorsque Catherine Blanchard, sa voisine, lui dit qu’elle n’a pas vu Marie-Anne de la journée. Intrigué, Alain allume une chandelle et voit dans la cuisine le balai à terre ainsi qu’un sabot à côté ; il descend l’escalier, trouve un autre sabot sur la septième marche et remonte quelques instants plus tard en criant : Ah ! Mon Dieu ! Ma sœur s’est pendue.
Mais, bien vite, cette solution lui parait invraisemblable. Jamais sa sœur, si pure et si honnête, ne serait arrivée à cette extrémité. C’est évidemment un acte criminel doublé d’un vol. En effet, de l’argent caché sur une planchette de l’armoire de la cuisine a disparu. En larmes, Catherine Blanchard avoue qu’elle est repassée vers les quatre heures du soir et qu’elle a vu le meuble ouvert. Toujours sans nouvelles de Marie-Anne, elle a été prise de frissons et s’est enfuie.
Aussitôt prévenu, François Gloanec, cabaretier à Saint-Évarzec et oncle et tuteur des deux jeunes gens, descend à son tour dans la cave et découvre un spectacle insoutenable : Marie-Anne gît à genoux en bas de l’escalier, le corps renversé en arrière sur les deux dernières marches, les bras pendants, les mains crispées, la face à demi tournée contre le mur, les yeux entrouverts.
Les soupçons se portent immédiatement sur Paul Faine, l’ancien garçon-meunier. Ses nombreux méfaits antérieurs ne plaident pas en sa faveur et François Gloanec décide de se rendre de suite à Quimper pour dénoncer le coupable. Pierre Bastide, commissaire de police, prend l’affaire très au sérieux et retrouve rapidement Faine qui est toujours dans l’auberge de la rue Neuve.
Ergué-Armel. Dimanche 20 novembre, dans l’après-midiConduit sur les lieux de son forfait et confronté au cadavre, Faine reconnaît sans difficulté les faits. Il dit avoir tué sur un coup de colère, parce que Marie-Anne n’avait pas encore lavé les chemises qu’il avait laissées en dépôt au moulin, à la suite de son congédiement. Après avoir fait dresser un croquis de la scène du crime, le juge d’instruction estime cette version peu crédible et soumet l’accusé à quatre interrogatoires pendant lesquels Faine modifie sa version des faits et finit par avouer qu’il a tué pour voler et manger l’argent à la foire de Quimper. Il ne reconnaît cependant pas la préméditation et affirme qu’il a trouvé la corde sur place. Il nie aussi l’attentat à la pudeur consommé avec violence par des moyens contre nature.
Après avoir entendu une trentaine de témoins, le juge d’instruction déclare à Paul Faine : « Vous avez satisfait tous vos désirs. Vous avez assassiné, violé, assouvi vos honteuses passions et vous ne désirez plus rien. C’est le couronnement d’une existence faite de paresse, d’ivrognerie, de violence et de lubricité. »
Quimper. Jeudi 12 avril 1888, quatre heures du soirLa salle d’assises du palais de justice de Quimper est trop petite pour contenir une foule avide de suivre les débats. Tous les regards se portent vers cet homme de taille moyenne, à la figure rougeaude, aux lèvres minces et qui semble très à l’aise lorsque, vêtu du costume gris des prisonniers, il s’assoit sur le banc des accusés. Chacun y va de son commentaire en observant celui qui terrorise les habitants des campagnes depuis tant d’années et le conseiller Saiget, président de la cour d’assises, doit menacer de faire évacuer la salle.
Le silence rétabli, il est fait lecture de l’acte d’accusation dont l’audition est par moments difficilement soutenable et ce n’est pas le rapport d’autopsie du docteur Collé qui est propre à détendre l’atmosphère. Marie-Anne Gloanec a succombé à une strangulation, commencée avec les mains et terminée avec une corde. Le praticien a relevé de nombreuses traces de violence sur le petit corps supplicié. Des taches de sérum sanguin sur son jupon de dessus et sur sa chemise ont été relevées. Quant au jupon du dessous, il porte des taches de liquide spermatique qui ne laissent aucun doute sur ce que l’animal immonde a fait subir à sa jeune proie, encore vierge et impubère, alors qu’elle agonisait.
Sur son banc, Faine nie catégoriquement l’attentat à la pudeur et fait preuve d’un certain cynisme. Le médecin a relevé aussi des taches de sang sur son pantalon, sa veste et son gilet. Le rapport indique que l’accusé, de structure assez robuste, a diverses blessures anciennes aux mains, un écrasement presque total des doigts à la main droite, et des égratignures sur le corps provoqués par les grattements répétés et causés par la vermine.
L’accusation fait état d’autres faits d’immoralité et d’improbité. Ainsi, en janvier 1882 à Ergué-Gabéric, Marie-Jeanne Istin, trente ans, sourde et s’exprimant avec difficulté, coupe des navets dans un champ lorsque Faine la saisit à la gorge, arrache sa coiffe et lui fait mal entre les jambes avec sa main et son membre viril qu’il introduit dans son ventre sans son consentement. La femme Guillou le fait fuir alors que son pantalon est déboutonné. La fille Istin refuse de se laisser visiter par l’expert, et Faine prétend qu’il n’a fait que l’embrasser et qu’il en avait le droit, car la domestique voulait de lui comme époux. L’affaire ne connaît pas de suite judiciaire, mais Faine se vante un peu plus tard à un compagnon de beuverie qu’il a joui et abusé complètement de Marie-Jeanne Istin.
En janvier 1886, l’accusé est domestique au moulin du Coz à Elliant chez Jérôme Bourbigot et Hélène Rannou. Alors que le couple est parti pour la journée à Rosporden, Faine perce une barrique de cidre et s’enivre. Au retour des époux, leur fils, Jérôme-Yves, huit ans, dénonce Faine qui hurle que, s’il l’avait su, il aurait noyé l’enfant, puis il saisit un croc pour frapper le père. Celui-ci parvient à renverser et à désarmer l’agresseur qui, sur un ton lourd de menaces, dit au fils Bourbigot : « Sois tranquille, tu ne seras pas toujours sous les jupons de ta mère et je te trouverai bien un jour sur la chaussée de l’étang. »
La nuit suivante, les parents inconscients ne changent rien aux habitudes et Faine et le petit Jérôme-Yves couchent dans le même lit. Soudain, l’enfant crie et accuse Faine d’avoir voulu introduire son biroulig [5] entre ses jambes. Au juge d’instruction, la mère avoue qu’après avoir constaté des taches suspectes de sperme sur la chemise de son fils, elle a préféré se taire, ne voulant pas donner à Jérôme-Yves certaines idées sur des choses qu’il n’a pas besoin de connaître. Elle demande à son mari de congédier Faine, car elle a peur de lui.
À plusieurs reprises, Faine revient chez les Bourbigot qui, par peur de représailles [6], lui donnent à manger et le couchent. En février 1887, il les force à le reprendre comme domestique pour vingt-cinq centimes par jour. Blessé à la main, il ne peut travailler pendant un mois et les meuniers payent ses médicaments, le soignent du mieux qu’ils peuvent, mais finissent par le congédier au bout de trois ou quatre mois, car ils ne peuvent plus se faire obéir. Quelques jours plus tard, ses pas le mènent jusqu’au moulin du Lenn-Du où Alain Gloanec l’embauche pour son malheur malgré les mauvais renseignements qui courent sur cet homme.
Le public présent à l’audience est abasourdi, mais ce n’est pas fini. Si Faine est tellement à l’aise sur son banc, c’est parce qu’il connaît les lieux où il a déjà été condamné le 1er octobre 1877. Sur la route d’Elliant à Rosporden, il accoste Marie-Louise Bourhis, dix-neuf ans, et lui fait des propositions honteuses. Comme elle refuse, Faine la traîne dans une douve, se couche sur elle, lui tape la tête contre le sol, et brandissant un couteau, menace de le lui plonger dans le ventre si elle ne veut pas se livrer à lui. Très robuste, la fille Bourhis se débat tellement que Faine doit s’enfuir. Le jury d’assises l’acquitte de l’accusation de viol, mais le condamne à trois ans de prison pour attentat à la pudeur avec violence. Il bénéficie en outre des circonstances atténuantes !
Il n’en a pas fini avec la justice car, en 1882, il s’attaque à Marie-Jeanne Poupon, neuf ans. Heureusement, elle peut appeler à l’aide et le récidiviste doit battre en retraite. Le 20 mai, le tribunal correctionnel de Quimper le condamne à la peine maximum de deux ans d’emprisonnement pour coups et blessures simples.
Après l’évocation de ces deux affaires, le président lève la séance et déclare qu’elle reprendra le lendemain à onze heures avec l’audition des témoins.
Quimper. Vendredi 13 avril 1888, onze heures du matinPaul Faine écoute sans sourciller les dépositions de tous les témoins. Avec sang-froid, le petit Jérôme-Yves Bourbigot confirme les attouchements et les menaces de Faine à son égard. De son côté, Marie-Louise Thaboret, femme Le Menn, regrette d’avoir fait confiance à Faine, lorsque, prétendant être le cousin germain d’Alain Gloanec, il est venu chercher un sac vide et les huit francs et vingt-cinq centimes qu’elle devait au meunier pour une livraison de farine de seigle. Gloanec n’a jamais reçu la somme que Faine s’est sans doute empressé d’aller boire. Faine nie farouchement toutes les accusations.
Avant de passer aux dépositions concernant le crime lui-même, le président Saiget indique qu’il n’a pas cru devoir ordonner le huis-clos, mais que les débats devant faire connaître certains détails, il prie les femmes de sortir de l’auditoire.
Alain Gloanec pleure à chaudes larmes lorsque le docteur Collé explique à la barre comment Marie-Anne a été étranglée. À ce moment précis, l’accusé baisse la tête et semble anéanti, mais il se reprend vite et fixe de ses yeux vifs qui dénotent une certaine intelligence [7] tous ceux qu’il a côtoyés et qui osent enfin parler. Comme le verdict est connu d’avance, tous chargent au maximum l’ancien employé, l’ancien compagnon de beuverie, celui qui les terrorisait tant et qui, selon l’un d’eux, n’aurait pas fait plus de cas pour tuer un homme que pour tuer une souris. Seule, Marie-Jeanne Pétillon, femme Le Roux, déclare que Faine, souvent ivre, n’a jamais rien tenté contre elle lors de ses livraisons de farine du moulin du Lenn-Du. Jean Cuzon dit que l’homme travaillait bien quand il était à jeun, mais Marie-Anne Kernevez, femme Tirand, raconte que pendant la semaine où il a travaillé chez elle, il était ivre quand il a eu une main blessée avec la machine à battre le blé.
Ce dernier nie les faits tout comme il affirme depuis le début de l’enquête qu’il a trouvé la corde au moulin, et qu’il était présent lorsque son jeune maître l’a achetée à Quimper. Hors de lui, Gloanec répond : « Ce n’est pas vrai. Assassin que tu es, comment peux-tu dire ça ? »
Quimper. Samedi 14 avril 1888, onze heures du matinMonsieur Fretaud, avocat général, se dit très ému et dresse un portrait sans nuance de l’accusé qui, pour lui, n’a d’homme que la figure et le masque. De nature dominatrice, ce tigre, ce satyre, qui n’a aucun sentiment au cœur, a parcouru en tous sens et exploité le vaste champ du crime. Certes, il n’a eu ni père ni mère, mais ce réfractaire au travail, à l’obéissance et à l’honnêteté n’a pas voulu saisir la main généreuse que lui tendait l’assistance publique, qui l’a pourtant recueilli, nourri et élevé. Du ciel, Marie-Anne, l’innocente victime, aimante, aimée, irréprochable, ne se plaint pas, mais demande de préserver désormais les petites amies de son âge. Le magistrat évoque aussi le malheur programmé du jeune Alain Gloanec qui va devoir partir à l’armée et abandonner le moulin et une petite fortune. C’est aujourd’hui la ruine pour cet orphelin. Monsieur Fretaud conclut son long réquisitoire en réclamant le seul châtiment qu’il soit possible d’infliger à Faine, c’est-à-dire la peine de mort légale : « Il faut que le glaive de la loi sorte enfin de son fourreau où il finirait par se rouiller. Il faut qu’il retombe sur certaines têtes ; c’est là, dans cette affaire, le châtiment obligé, le châtiment nécessaire. »
Après une plaidoirie aussi émouvante, Maître de Chamaillard, avocat de l’accusé, estime que sa charge est difficile, lourde et même au-dessus de ses forces. Pour tenter d’excuser l’inexcusable, il évoque la naissance de cet enfant trouvé exposé au tour de l’hospice de Quimper et qui n’a eu ni les caresses d’une mère, ni les conseils d’un père. La destinée a été bien cruelle avec lui.
De quel rut impur sort mon client ? De quels embrassements adultères ou incestueux est-il le triste produit ? A-t-il été conçu dans un moment d’ivresse ou de folie ? Pour berceau, il a eu le tour des enfants assistés, il n’a eu que ce berceau fatal et vous voulez lui donner la guillotine pour linceul. Je comprends que c’est logique, mais je me demande si c’est la justice.
Les débats étant clos, le jury délibère pendant trois-quarts d’heure sur la culpabilité de l’accusé avant de répondre oui à l’unanimité à toutes les questions, sauf pour celle concernant la tentative de viol sur le petit Jérôme-Yves Bourbigot. Aucune circonstance atténuante n’est octroyée, et à leur tour, les magistrats de la cour se retirent pour délibérer sur la peine avant de rentrer solennellement dans la salle. À l’énoncé du verdict de mort, Paul Faine pleure, mais un véritable soulagement se lit sur les visages de ceux qui viennent d’assister pendant trois jours à un procès qu’ils ne sont pas près d’oublier. Pendant que les gendarmes emmènent le condamné vers la maison de justice, le président félicite Maître Henri de Chamaillard pour son talent qui a été à la hauteur de sa tâche.
Dans sa cellule, Faine est revêtu de la camisole de force, remplacée parfois par des menottes. Il a aux pieds une chaîne d’un écartement très étroit. Ses geôliers disent qu’il a l’indifférence de la brute et qu’il regrette seulement d’être séparé des autres détenus. Il confie un jour qu’il regrette de ne pas avoir mis le feu au moulin après avoir fait le coup. Une autre fois, il raconte qu’en raison de ses premiers pas tragiques dans la vie, il avait compté sur l’indulgence du jury et qu’il aurait été heureux au bagne.
Quimper. Samedi 26 mai 1888Le 14 mai, la cour de cassation rejette le pourvoi formé par Faine qui attend désormais son exécution. Il se plaint de perdre l’appétit et son gardien le trouve en pleurs un matin. Comme de nombreux Quimpérois, il n’a pas dormi à partir de trois heures du matin. Le bruit a couru que l’exécution allait avoir lieu à l’aube et les habitants des campagnes ont envahi Quimper. Ce ne sont que cliquetis de sabots et propos bruyants bientôt suivis par des cris de désappointement et des malédictions contre l’assassin sous les murs de la prison. La fausse nouvelle est l’œuvre de trois plaisantins à l’humour douteux qui, descendus dans un hôtel de la ville, se sont fait passer pour Louis Deibler l’exécuteur des hautes-œuvres et ses aides. Les trois compères se sont rendus sur la place du marché aux bestiaux, lieu des exécutions, ont enfoncé quelques piquets d’un air préoccupé en faisant mine de prendre des mesures en vue de l’installation de la lugubre guillotine.
Quimper. Nuit du vendredi 1 au samedi 2 juin 1888Deibler et ses deux aides sont enfin arrivés par le train et l’accueil peu aimable qui leur est réservé dans un hôtel quimpérois montre l’aversion communément ressentie pour ces personnes qui viennent pourtant délivrer la région d’un monstre.
Un cordon de soldats du 118e de ligne se dresse au milieu de la place du marché aux bestiaux et les bois de justice commencent à être montés par des ouvriers en bourgeron bleu [8] qui s’interrompent souvent pour boire au goulot et avaler un morceau de saucisson, alors qu’à l’entour stationnent des groupes de curieux. On entend de petits rires surtout chez les femmes qui sont nombreuses, et le journaliste de L’Union agricole écrit que toute la place est émaillée de coiffes blanches comme dans un pré de marguerites. Des jeunes gens entonnent gaiement la chanson satirique En revenant de la revue.
Vers trois heures, le procureur Fretaud, le juge d’instruction, les greffiers et monsieur Vincensini, directeur des prisons du département, entrent dans la cellule de Faine qui ne dort pas. Après avoir hésité, il accepte de parler à l’aumônier Labrousse. Faisant preuve d’un grand sang-froid, il fume un cigare, boit une tasse de café et remercie ses gardiens des soins qu’ils lui ont donnés. Au directeur qui lui dit : « Faine, vous avez commis un grand crime ; trouvez-vous que le châtiment qui va vous frapper soit juste ? », le condamné répond : « Je l’ai certainement mérité, mais si j’ai commis un crime, c’est, croyez-le, bien malgré moi », puis il ajoute : « Cela est arrivé ; il faut mourir. »
Après la toilette, il boit une tasse d’eau-de-vie, fume un dernier cigare et monte avec l’aumônier dans la voiture cellulaire qui suit la rue du Chapeau Rouge, gravit la côte du Pichéry au milieu d’une foule houleuse de spectateurs contenus avec peine par la troupe et les gendarmes à cheval. Certains grognent, car, le fourgon étant clos, ils ne peuvent voir la gueule qu’il fait.
Trois mille personnes [9], hommes, femmes et de nombreux enfants, venus en majorité des campagnes environnantes, accueillent le fourgon qui arrive sur les lieux du supplice peu avant quatre heures. Les mieux placés aperçoivent Faine qui descend péniblement de voiture. D’une pâleur mortelle, il embrasse une dernière fois le crucifix et le vieil aumônier qui, écartant la foule, se sauve ensuite comme un homme éperdu. Un homme crie en breton : « Arrive donc, Faine, qu’on voie ta tête rouler dans le panier. » Peu de ceux que l’ancien enfant trouvé a fait trembler et souffrir sont témoins de ses derniers instants, car la sinistre machine est posée à même le sol [10] Certains aimeraient être à la place occupée par le greffier, dans un appentis de l’infirmerie du lycée voisin qui domine la place du marché aux bestiaux.
Le monsieur en pardessus noir et en chapeau haut-de-forme fait jouer le bouton, la foule entend le bruit sourd du couperet. Si l’expression des visages reflète certes une émotion assez légitime, elle indique surtout un véritable sentiment de soulagement dégagé de toute pitié. Le journal L’Union monarchique écrit que l’attitude d’une grande partie du public a beaucoup laissé à désirer. Toute la nuit, les murs de Quimper ont retenti de cris, de chants et d’éclats de rire. Nous n’en félicitons pas nos compatriotes.
Des témoins racontent qu’Alain Gloanec, frère de la petite suppliciée, est arrivé une demi-heure après l’exécution de Paul Faine, quarante ans, né de père et mère inconnus et sans domicile fixe.
Quarante ans plus tard, Louis Le Guennec évoque le Lenn-Du [11], l’étang noir, qu’assombrit encore le souvenir d’un abominable crime commis au moulin, mélancoliquement chanté par le poète Adolphe Paban [12] :
Dans un creux entouré de champs à pente douce,
Où, fraîchement coupé, saigne le sarrasin,
Dort le triste Lenn-Du, l’étang noir et malsain
Sous ses nénuphars verts que la brise rebrousse.Note : le sort continuera à s’acharner sur Alain Gloanec. Il se marie le 10 novembre 1889 à Ergué-Gabéric avec Marie-Jeanne Briant. Le 19 septembre 1890, celle-ci met au monde Marie-Jeanne et meurt le 23 avril 1891 à l’âge de 18 ans à Ergué-Armel.
Sources :- Archives départementales du Finistère 4 U 2 306.
- Journaux : L’Union agricole, L’Union monarchique, Le Finistère, La Dépêche de Brest.
Notes[1] C’est une sorte de boîte pivotante installée dans le mur de l’hospice et dans laquelle une personne dépose anonymement un enfant avant d’actionner une cloche et de s’enfuir au plus vite.
[2] L’ajonc ainsi pilé était donné comme nourriture aux chevaux.
[3] La domestique : Anne Michelet, veuve Le Fur, 51 ans, et le garçon-meunier, Sébastien Nédélec, 20 ans.
[4] Petite monnaie faite d’un alliage pauvre en métal précieux.
[5] Mot breton utilisé par les enfants pour désigner la verge. Les adultes emploient plutôt al lost ou ar pich que l’interprète de la langue bretonne traduit par l’expression : membre viril.
[6] Cinq ans plus tôt, Faine, renvoyé pour ivrognerie par Jean Quelven, cultivateur à Ergué-Gabéric, lui dit : Vous me chassez. Eh bien, si un jour, je vous rencontre quelque part, je vous tuerai.
[7] D’après le journaliste de L’Union agricole.
[8] Courte blouse d’ouvrier en toile.
[9] Une autre source parle de 8000 personnes.
[10] Depuis 1870, la guillotine est posée à même le sol pour tenter de réduire la curiosité de la foule. Annick Le Douget. Justice de sang.
[11] Louis Le Guennec. Histoire de Quimper-Corentin et de son canton.
[12] Il était rédacteur en chef du journal Le Finistère pendant l’affaire Faine.
http://www.histoire-genealogie.com/spip.php?article2433