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 Maxime Du Camp - « La Guillotine »

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Adelayde
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Adelayde


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Maxime Du Camp - « La Guillotine » Empty
MessageSujet: Maxime Du Camp - « La Guillotine »   Maxime Du Camp - « La Guillotine » EmptyMar 21 Mar 2017 - 17:45

Le parcours du condamné à mort, de la cellule aux delenda, via l’échafaud et l’exécution… Une excellente étude !

*******

I. — LA CELLULE.

La place de Grève. — Préliminaires. — Barrière Saint-Jacques. — Lenteur du trajet. — Le rond-point de la Roquette. — Article 26 du code pénal. — L’école des domestiques. — Après la condamnation. — À la Conciergerie. — La camisole de force. — Précautions. — Désespoir. — La torture. — Le sommeil. — La signature du pourvoi. — À la Grande-Roquette. — Le quartier des condamnés à mort. — Les trois cellules. — Surveillance. — Le geste instinctif. — Lecture. — Lacenaire et Troppmann. — L’aumônier : l’abbé Crozes. — L’attente. — Agitation. — Pourvoi en cassation. — Circulaire du 27 septembre 1830. — Le recours en grâce. — Intervention des jurés. — Conseil d’administration du ministre de la justice. — Rapport soumis au chef de l’État. — Le roi Louis-Philippe. — Les sept réquisitoires du procureur général.


Sous l’ancienne monarchie et jusqu’aux premiers jours du dix-neuvième siècle, on exécutait à Paris les criminels un peu partout, au hasard de certaines convenances dont le mobile nous échappe aujourd’hui, à la Grève, aux Halles, à la Croix du Trahoir, place de la Bastille, souvent dans un carrefour et parfois même dans les rues [1]. La place de Grève, exclusivement adoptée sous le Consulat, vit, jusqu’à la révolution de Juillet, toutes les exécutions capitales dont Paris fut ensanglanté. Elles étaient à cette époque précédées par des préliminaires d’une lenteur désespérante. Le condamné, amené dès le matin de Bicêtre, où il était enfermé depuis qu’il avait signé son pourvoi en cassation, était conduit à la Conciergerie pour passer son dernier jour. Quelques minutes avant quatre heures, il était extrait de la prison, hissé sur une charrette découverte et dirigé ainsi, à travers la foule qui encombrait les quais, jusqu’à la place sinistre où il devait mourir. Du haut de l’échafaud, tourné vers la Seine, il pouvait voir le Palais de Justice et Notre-Dame [2].

Cet usage profondément immoral d’exhiber ainsi le condamné et de le montrer au peuple tomba avec la dynastie des Bourbons. À la place de Grève on substitua la place de la barrière Saint-Jacques, qui fut « inaugurée » le 3 février 1832 par Desondrieux ; au lieu de faire l’exécution à quatre heures de l’après-midi, à ce moment trop bien choisi où toute la population sur pied peut accourir, au lieu de laisser les crieurs arpenter les rues en annonçant le moment du supplice, on imposa aux agents de l’autorité une discrétion absolue et l’on fixa l’heure de l’expiation de grand matin, au petit lever du jour. Mais un acte barbare subsistait encore : le trajet de Bicêtre à la barrière Saint-Jacques ; il avait cependant été rendu rationnel et plus humain. La charrette lente, lourde et à claire-voie, avait été remplacée par « le panier à salade », plus rapide, complétement clos, et où du moins le condamné, assis près du prêtre, pouvait cacher à la foule gouailleuse ses dernières expansions et son repentir suprême ; mais la nécessité de faire cette longue route sur des chemins souvent défoncés par l’hiver, au milieu des arrivages de maraîchers se rendant aux halles, constituait à elle seule une redoutable aggravation de peine.

La construction du grand dépôt sur la place de la Roquette amena une modification essentielle dans l’incarcération des condamnés à mort ; on ne les conduisit plus à Bicêtre, on les enferma à la Roquette, dans un quartier spécial. Dès lors le trajet de la prison au lieu du supplice, devant s’effectuer à travers les rues populeuses de Paris, devenait bien plus cruel que le voyage matinal accompli sur une grande route ; on sentit l’inconvénient d’un tel système, qui ramenait en quelque sorte aux errements abandonnés d’autrefois, et pour y remédier on prit un parti dont l’humanité a su profiter. Au mois de juin 1851, après l’exécution de Viou, la place de la barrière Saint-Jacques est délaissée, et le 16 décembre de la même année Humblot fut décapité au rond-point de la Roquette, à la porte de la prison où il avait attendu qu’on prononçât sur son pourvoi en cassation et son recours en grâce. Depuis cette époque, jusqu’aujourd’hui (1869), les vingt et un condamnés à mort qui ont subi leur peine, à Paris, ont été décapités sur cet étroit emplacement, à un endroit qu’on peut facilement reconnaître à cinq dalles encastrées au milieu du pavage et destinées à supporter d’aplomb les chevalets de l’échafaud.

La place semble avoir été choisie avec un discernement singulier. On donne à la loi tout ce qu’elle exige, mais rien de plus. Si l’exemple existe dans ces terribles solennités de la justice, il est en sens inverse de celui qu’on voudrait atteindre. Puisque l’article 20 du code pénal, qui dit ; « L’exécution se fera sur l’une des places publiques du lieu qui sera indiqué par l’arrêt de condamnation, » n’a pas encore été abrogé, il faut que le châtiment soit public ; mais le temps n’est plus où les grands seigneurs, faisant revêtir la livrée à leurs gens, les forçaient à assister, place de Grève, au supplice des criminels et leur disaient que c’était là une bonne école de moralisation pour les domestiques. On sait de quels éléments gangrenés et pourris se compose la masse des curieux qui se pressent à ces douloureux spectacles ; on n’ignore pas les scandales sans nombre qui se produisent dans celle agglomération de mauvais monde ; plus qu’autrefois on a aujourd’hui souci d’une certaine réserve, et, tout en obéissant au principe encore trop absolu de la législation, on lui arrache, au profit de la morale, tout ce qu’on peut lui dérober. Les hauts bâtiments du dépôt des condamnés et ceux de la maison des jeunes détenus sont un obstacle invincible à la curiosité malsaine de la population ; les arbres sont nombreux, pressés, feuillus, qui empêchent de voir ; l’échafaud, dressé presque contre les murailles de la prison, est dissimulé autant que possible ; au lieu d’aller chercher le public, comme autrefois, de le prendre à témoin de l’acte suprême que la société se croit forcée d’accomplir, on le relègue, on l’écarte, on se cache de lui. Sa présence, si incomplète qu’elle soit, suffit à satisfaire l’esprit d’un texte de nos codes ; c’est assez, c’est déjà trop.

Depuis l’heure où le coupable debout devant le jury qui le juge, en face des conseillers qui appliquent la loi, a entendu prononcer contre lui la peine capitale, jusqu’à celle où, sortant de sa cellule, entre l’aumônier de la prison et l’exécuteur en chef des arrêts criminels de la cour impériale de Paris, il fait ses derniers pas, de longs jours s’écoulent.

La justice française, intentionnellement lente et méticuleuse, redoutant les erreurs, environnant le coupable, quel qu’il soit, d’un réseau de garanties où peut-être il trouvera son salut, laisse au criminel un répit qui lui permet de tenter la révision de son procès et d’invoquer la clémence du souverain. Les formalités mises en œuvre, les précautions prises pour s’assurer du condamné, les préparatifs du supplice, le supplice lui-même sont intéressants à étudier et représentent parfois le dénoûment du drame judiciaire dont j’ai déjà raconté les premiers actes [3].

Aussitôt que le président de la cour d’assises a prononcé la peine de mort, il se tourne vers le condamné et lui dit : « Vous avez trois jours pour vous pourvoir en cassation. » Après ces mots l’audience est levée, et le condamné, livré aux gardes de Paris chargés de sa personne, est conduit à la Conciergerie. Il descend les quatre-vingts marches de l’escalier obscur qui communique du Palais à la maison de justice. Traînant ses pieds sur les degrés de pierre, suivi par les soldats impassibles, c’est là souvent qu’il éclate en imprécations ou en aveux. Sa nature, qui si longuement s’est contenue, reprend le dessus et se fait jour. Parfois il sanglote, comme Momble, ou demeure muet et absorbé, comme Firon. Il traverse de grandes salles désertes, blanchies à la chaux, éclairées par la vive lueur du gaz, et met le pied dans la galerie de sa prison provisoire. Le directeur, les gardiens l’attendent. En présence de ces hommes qui ne sont pas nouveaux pour lui, il ne se maintient guère : « Elle est jolie votre justice ! » Ou bien, pour indiquer la peine dont il est frappé, sans parler et haussant les épaules, il se passe le dos de la main sur le cou. On le fait entrer dans une cellule double, à deux lits, dont l’un est toujours occupé par un autre détenu sur lequel on peut compter, un de ceux qui savent écouter et répètent volontiers ce qu’ils ont entendu.

Dès qu’un homme est condamné à mort, sa vie devient sacrée ; il faut qu’il meure, mais d’une certaine manière ; il appartient à l’expiation, à l’exemple, et l’on veille sur lui avec une jalousie féroce, afin qu’il ne dérobe à la vindicte publique aucune des minutes de l’existence qu’elle réclame. Depuis que deux bandits, condamnés le même jour, en 1839, Lesage et Soufflard, ayant trouvé moyen de se tuer, l’un à la fin de l’audience, l’autre dans sa prison, échappèrent à l’échafaud, on redouble de surveillance et l’on ne ménage pas les précautions.

L’homme est rapidement dépouillé de ses vêtements, qu’on jette bien vite loin de lui afin qu’il ne puisse les atteindre, car peut-être y a-t-il caché une arme ou du poison ; rien ne trouve grâce, pas même les souliers, pas même les bas. Quand il est nu, on lui fait endosser le costume des prisonniers, la dure chemise, le pantalon, la vareuse de grosse laine grise, les forts chaussons feutrés ; il a l’habillement complet, sauf la cravate, sauf le mouchoir, que jamais on ne lui donne, car il pourrait essayer de s’étrangler. Puis on le contraint à mettre la camisole de force, horrible vêtement qui est bien réellement un instrument de torture. En toile à voile, peu flexible et très-rêche, elle ne s’ouvre que derrière et est fermée par sept fortes courroies de buffle armées de boucles ; les manches, fort longues, sont oblitérées à l’extrémité, de façon que les mains n’en puissent sortir ; de plus, deux cordes solides, fixées au bout de la manchette, sont passées entre les cuisses du misérable et sont rattachées à son dos, de sorte que ses bras sont toujours collés le long du corps et que tout mouvement lui devient à peu près impossible. De ce moment, il faut qu’il soit servi en chaque chose, car il est tellement neutralisé, que les fonctions de la vie, même les plus humbles, lui sont interdites. Nul instrument de métal ne sera laissé à sa portée, et lorsqu’on le fera manger, ce sera avec une cuiller de bois.

Ce n’est pas sans effort, le plus souvent, qu’on parvient à revêtir un condamné de la camisole, les gardiens l’entourent, le pressent, l’étourdissent par la rapidité de leur action ! Sans lutter, il résiste. À quoi bon tant d’entraves ? que veut-on de lui ? n’est il déjà pas assez malheureux ? Il jure qu’il ne se tuera pas ; il est homme d’honneur, il donne sa parole sacrée ; il demande à écrire au ministre, à l’Empereur. Il y a là parfois des désespoirs si réels, qu’on oublie les crimes de ce malheureux et qu’on n’éprouve plus pour lui qu’un sentiment de pitié infinie. On le réconforte : c’est le règlement, il faut s’y soumettre, plus tard on verra ; si sa conduite est bonne, on fera peut-être une exception en sa faveur. Le codétenu intervient à son tour : « Laisse-toi faire, va, ça n’est pas si dur que ça en a l’air ; on s’habitue à tout. » Il n’est peut-être pas un de ces hommes qui, enfin revêtu, ne se soit appuyé contre la muraille et n’ait dit, en soufflant avec effort : J’étouffe là dedans !

C’est le vrai supplice, qui doit durer jusqu’à la dernière demi-heure ; car cette camisole qui entrave et paralyse tous ses gestes, qu’ils soient instinctifs ou réfléchis, qui, jour et nuit, à chacun de ses mouvements, dans la veille comme dans le sommeil, lui rappelle qu’il va mourir, il ne la quittera qu’au moment de monter sur l’échafaud. Et pourtant il n’est point seul dans sa cellule, à toute minute il est en présence de son codétenu qui lui sert d’auxiliaire, d’un gardien et d’un garde de Paris à qui l’on a fait retirer son sabre ; de plus, la porte est close, mais le guichet en est ouvert, et un gardien placé dans la galerie se promène devant incessamment.

Il est bien rare que le condamné ne tombe pas presque immédiatement dans un abattement profond. Il est à bout de forces ; il a tant lutté pendant l’instruction, pendant les débats ; il a entassé tant de mensonges qui se sont écroulés sur lui ; il a imaginé tant de ruses dont on s’est servi pour le vaincre ; il s’est tellement dominé pour ne point laisser échapper les violences qui bouillonnaient en lui ; il est si découragé, si las, si anéanti jusque dans ses moelles, que, semblable à un animal trop longtemps pourchassé par des chiens, il s’affaisse tout à coup et s’endort d’un sommeil de plomb. Aussi, lorsque le soir même de sa condamnation on lui parle de signer son pourvoi, il refuse énergiquement, il s’impatiente, il hoche la tête. « Me pourvoir ! ah, bien oui ! j’en ai assez comme cela ; je ne demande qu’à en finir. » Il a compté sans l’espérance, qui jamais ne meurt, même dans les cœurs les plus désespérés. Le directeur de la Conciergerie insiste, car il n’est pas à son aise devant la responsabilité qu’un condamné à mort fait peser sur lui ; puis l’avocat vient, il a découvert des cas de cassation pouvant autoriser le renvoi devant une autre cour d’assises qui, plus éclairée ou moins prévenue, ne prononcera pas la peine irrémissible. Ceux qui ont refusé d’en appeler à la juridiction suprême sont bien rares : on en connaît cependant, entre autres Jadin, qui ne voulut jamais se pourvoir, afin d’échapper plus vite au fantôme de sa victime, qui le hantait sans relâche, et Lemaire, sorte de maniaque qui n’avait tué que pour avoir « la gloire » de mourir sur l’échafaud. En général on a promptement raison des résistances du condamné ; tout en ayant l’air parfois de faire une sorte de grâce à son avocat, il cède, il signe.

La justice qui, dans sa maison, garde le condamné tant qu’il ne s’est pas pourvu en cassation, le remet au préfet de police, pouvoir exécutif, aussitôt que les pièces sont en règle. Toujours vêtu de la camisole de force et transporté dans une voiture cellulaire, il est conduit et écroué à la Grande-Roquette [4], dans un quartier qui est exclusivement réservé aux condamnés à mort. Par une sorte d’ironie que sans doute l’architecte n’a pas cherchée, ce quartier, isolé de tous les autres, touche à l’infirmerie, comme si les malheureux qu’on y renferme étaient atteints d’un mal incurable. Dans le langage de la prison, la grille qui sépare cette division des autres s’appelle la grille des morts. Il y a là, loin des cours et derrière des verrous qui défient l’effraction, trois cellules, propres, aérées, fort grandes : dix pas de long sur cinq de large ; une couchette, une table, deux ou trois chaises, un poêle, meublent cette chambre peinte en jaune et éclairée par une fenêtre grillée, treillagée et placée assez haut pour qu’un homme ne puisse l’atteindre que très-difficilement. Comme à la Conciergerie, le condamné n’a pas une minute de solitude ; toujours il a près de lui un gardien et un soldat du poste de la prison, qui sont relevés de deux en deux heures.

Il est assez difficile de comprendre ce que le soldat fait là, dans cette cellule, près d’un condamné à mort ; le temps qu’il y passe équivaut pour lui à une faction. C’est là une besogne administrative cependant ; elle doit peser tout entière sur les gardiens dont c’est le métier, qui sont choisis, payés pour cela, et, à moins de cas de force majeure, elle ne devrait point incomber à des militaires, pour qui elle est sans prétexte et souvent pénible. La fenêtre donne sur le premier chemin de ronde, et si le condamné pouvait regarder par les vitres, il verrait qu’une sentinelle surveille cette baie garnie de fer et ouverte dans une muraille en pierres meulières de deux mètres d’épaisseur ; les précautions sont bien prises, et il faudrait l’anneau de Gygés pour déjouer une surveillance si activement soupçonneuse.

Dans sa cellule, l’homme est laissé libre, si ce mot peut s’appliquer à un tel état ; il fait ce qu’il veut ; il dort, il se lève, il se couche, il fume, il lit, il parle, il se tait, selon sa fantaisie ; pour se promener, il a à sa disposition exclusive une sorte de cour au milieu de laquelle s’épanouit un massif de marronniers mêlés de lilas de Perse et qui est entourée de galeries qui permettent l’exercice à l’abri du mauvais temps. Instinctivement et sans effort, on agit à son égard avec une grande douceur ; ne doit-il pas bientôt mourir ? à quoi bon alors être trop sévère ? Il échappe absolument au monde extérieur. À moins d’autorisation spéciale, qu’on n’accorde, à proprement dire, jamais, il ne voit personne. Le directeur lui rend visite et, autant que les règlements l’y autorisent, satisfait à ses désirs ; mais il est défendu expressément aux gardiens et aux soldats qui l’approchent de lui parler des choses du dehors ; il est là comme un mort anticipé dans son sépulcre. Quand il oublie, quand la réalité ne le saisit pas trop impérieusement, il cause avec ses gardes. De quoi parle-t-il ? De son crime, de ses regrets, de ceux qu’il laisse après lui, car, si dénué qu’on soit, on a toujours quelque lien qui vous tient au cœur ? Nullement. Semblable aux vieillards qui, devant la tombe entr’ouverte, font invinciblement un retour vers le passé, il parle de son enfance, de sa jeunesse, des premières impressions de sa vie ; alors il s’émeut, sa destinée lui apparaît, et quelquefois il pleure à sanglots.

Ceux qui affectent le cynisme et qui disent : « Après tout, ça m’est bien égal ! » mentent aux autres pour essayer de se mentir à eux-mêmes et n’en sont pas moins troublés. Il n’y a qu’à les voir : tous, tous sans exception, ils ont un geste qui les trahit ; qu’ils parlent ou qu’ils restent silencieux, à chaque instant ils secouent brusquement la tête comme s’ils voulaient rejeter leurs cheveux en arrière, mais en fait pour chasser une idée tenace, persévérante, que rien ne lasse, qui subtilement profite de toutes les inflexions de la pensée pour revenir, s’imposer et s’emparer de l’être tout entier.

Bien souvent, pour vaincre cet invincible ennemi, il essaye de lire. S’il est illettré, on feuillette devant lui des livres à images que ses yeux regardent et ne voient pas ; s’il sait lire, il demande des voyages, des romans, ceux de Fenimore Cooper surtout, qui l’arrachent à son milieu, l’emmènent dans un monde d’aventures, chez des peuples où la loi est embryonnaire, où il est glorieux de tuer, où pour vivre il faut lutter, combattre, où toute fortune est promise au plus hardi, au moins scrupuleux. Il a beau se roidir, s’astreindre à relire la même page, le sens lui échappe ; trop imprégné de sa propre histoire, il n’a pas compris celle que l’auteur a racontée. Parfois, — Momble était ainsi, — il s’absorbe dans la lecture répétée, dans l’étude des livres de prières, dont il s’efforce de se pénétrer. Qu’y cherche-t-il ? une consolation ? Peut-être ; à coup sur une espérance de pardon, une promesse de vie future et de délivrance.

Pour des motifs que l’administration apprécie, par une indulgence dont très-souvent le secret échappe, quelques rares condamnés ont obtenu la faveur — c’en est une grande — d’être débarrassés pendant le jour de leur camisole de force. Ceux-là passent leur temps à écrire. Lacenaire faisait des vers, des chansons matérialistes ; il avait même commencé à rédiger ses mémoires. Troppmann, qui avait fini par se croire très-réellement un grand personnage appelé à une célébrité sans égale, griffonnait aussi des vers sans rime ni raison, sans césure ni quantité ; il se plaisait surtout aux acrostiches, dont son nom était le point de départ ; il faisait des dessins, il signait et datait des feuilles de papier qu’il distribuait comme autographes à ses gardiens, aux agents de la sûreté qui le visitaient ; sa vanité en faisait un monstre aussi ridicule qu’odieux.

Il est un homme qui a de droit ses grandes entrées dans la cellule des condamnés à mort : c’est l’aumônier de la Roquette, à qui incombe le pénible devoir d’accompagner le malheureux jusqu’à la première marche au delà de laquelle l’éternité commence. L’abbé Crozes, qui aujourd’hui remplit cette douloureuse mission, est un saint. Sans grand espoir peut-être d’amener à résipiscence des âmes si violemment écartées du bien, il cherche, à force de charité, de patience, de douce énergie, à faire entrer quelques notions humaines dans ces cervelles bestiales. Ceux mêmes qui l’ont repoussé le plus durement, qui, aux premiers jours, ont dit : « Je ne crois pas à toutes ces bêtises-là, c’est bon pour des femmes, » finissent par subir l’ascendant de son inépuisable mansuétude. À voir ce vieillard chétif, les suppliant de penser à leur âme immortelle, leur parlant d’un Dieu qui lui-même souffre quand il ne peut pardonner, qui ne demande, pour faire asseoir à sa droite, qu’un instant de repentir sincère, plus d’un a été ému et s’est abandonné, soulagé de pouvoir montrer sans réserve et sans danger toutes les gangrènes qui le rongeaient. Et puis, avec un tel homme, on est sans défiance, on sait qu’il ne répétera pas les confidences qu’il a entendues. Les condamnés à mort le connaissent, ne serait-ce que par ouï-dire. Ils ont appris de leurs gardiens qu’il couche sur une paillasse, parce qu’il a vendu jusqu’à ses matelas pour donner quelque argent aux pauvres prisonniers. Ils savent qu’il les accompagnera non-seulement à l’échafaud, mais au cimetière qui leur est réservé, et qu’il bénira la terre qui doit se refermer sur leur cadavre mutilé. Aussi est-il accueilli par eux avec une sorte de joie respectueuse et de trouble involontaire.

A-t-il sauvé beaucoup d’âmes ? C’est le secret de la confession, et nul ne l’a pénétré ; mais la violence et l’hypocrisie marchent de conserve moins rarement qu’on ne croit, et plus d’un condamné a dû insister pour voir l’aumônier le plus souvent possible, faire éclater son désespoir devant lui, se frapper la poitrine, demander des pénitences exagérées, dans l’espoir vague qu’un tel repentir, si vivement affiché, pourrait être porté à la connaissance des chefs mêmes de la justice, et ne pas être inutile lorsque l’heure serait venue de discuter le recours en grâce.

Les jours sont longs entre quatre murs et dans les étreintes de la camisole de force ; ils passent trop rapidement cependant au gré du condamné, qui les compte et qui suppute combien d’heures il lui reste encore à vivre. Quoique nul ne lui parle de ce qu’il appelle « son affaire », il sait qu’on s’en occupe, que son avocat a réuni le faisceau de faits qui peuvent entrainer la cassation de la procédure, que la cour suprême va bientôt prononcer. Vingt, trente, parfois trente-cinq journées [5], toutes semblables, monotones et néanmoins agitées, se sont écoulées ; le temps est proche. Son inquiétude nerveuse s’accroît ; il dort mal et devient irritable. Le matin, quand on entre dans sa cellule pour relever les hommes de garde, il tressaille ; pendant la nuit, quoiqu’il soit si éloigné, si bien séparé de l’extérieur par deux chemins de ronde et par deux murs d’enceinte, que nul bruit ne peut parvenir jusqu’à son oreille, il écoute et il croit entendre un marteau qui cloue des planches. Obsession permanente et qui s’accentue souvent jusqu’à devenir une souffrance physique. C’est alors quand, à la lueur du quinquet qui brûle sans cesse, on le voit en proie à ces appréhensions terribles, qu’on redouble de soin pour lui, qu’on lui parle, et, comme le disait un vieux gardien, qui a vu passer bien des condamnés, qu’on « essaye de le distraire ».

Cependant la justice poursuit son œuvre. La cour de cassation, jugeant au criminel, écoute l’avocat qui argumente, fait valoir les cas douteux et demande le renvoi de l’affaire devant d’autres assises. Là, dans l’enceinte où siègent les sages de la magistrature, l’homme et son crime ne sont jamais en cause ; c’est la procédure seule qu’on examine : a-t-elle été régulière ? n’a-t-elle violé aucun des articles si minutieusement prévoyants de nos codes ? l’accusé n’a-t-il été frustré d’aucune des garanties que la loi a stipulées pour lui ? Voilà ce qui importe et ce qu’on discute en l’absence du coupable, des témoins, du jury et des magistrats de la cour d’assises. La cour de cassation estime que les choses se sont passées selon toutes les règles prescrites, elle formule son opinion dans un arrêt motivé et le pourvoi est rejeté.

Le ministre de la justice est alors avisé, afin qu’il fasse exécuter l’arrêt criminel prononcé contre le condamné. Tout n’est point fini encore, car il reste le recours en grâce, qui n’est point facultatif, comme on pourrait le croire, mais qui est devenu en quelque sorte obligatoire depuis la circulaire ministérielle du 27 septembre 1830. Cette circulaire, dans laquelle on reconnaît l’esprit très-humain de Louis-Philippe, enjoint aux procureurs généraux d’avoir à adresser un mémoire sur les condamnations à mort au garde des sceaux, qui lui-même remettra un rapport au souverain, « parce que la grâce peut être accordée dans un intérêt de justice et d’humanité. » Au rapport du procureur général on joint celui du président de la cour d’assises qui a connu de l’affaire ; puis toutes les lettres, tous les télégrammes qui ont été envoyés au ministère de la justice pour demander la commutation ou l’exécution de la peine, le recours en grâce signé par le jury du procès, celui au bas duquel le condamné a mis son nom.

Le recours en grâce du jury est intéressant à étudier. Bien souvent les jurés, surpris que leur verdict, dont ils n’avaient pas apprécié toute la portée, ait entraîné une condamnation capitale, remontent dans leur salle de délibération, et là, sous le coup d’une émotion très-naturelle, libellent et signent une lettre collective qui recommande le coupable à la clémence du souverain. Quand le fait s’est produit de la sorte, on le reconnaît immédiatement, car il est facile de voir que la même plume a servi à formuler la demande et à faire les signatures. Dans presque tous les cas, la demande est écrite par l’avocat, qui, battu sur le terrain légal, se rejette vers un appel à l’indulgence pour arriver à sauver son client. D’autres fois, au contraire, toutes les signatures accusent des plumes différentes ; c’est qu’alors l’avocat, poursuivant quand même son œuvre de salut, a été à domicile visiter individuellement chaque membre du jury et a tâché d’obtenir qu’il apostillât le recours en grâce. Quelques jurés, n’osant pas refuser ouvertement, font suivre leur nom d’une phrase restrictive. Dans l’affaire La Pommeraye, les jurés furent sollicités chez eux, l’un après l’autre. Capé, le grand relieur, le rival des Desrome et des Pasdeloup, un lettré à ses heures, était bien troublé sans doute, car, après avoir signé, pour mettre sa conscience en repos et souhaiter au coupable un repentir qu’on pouvait ne pas prévoir, il écrivit : À la condition qu’il se repende. »

Toutes ces pièces réunies et formant ce que l’on nomme un dossier sont envoyées au conseil d’administration du ministère de la justice, conseil composé du secrétaire général, du directeur des affaires criminelles et des grâces, du directeur des affaires civiles, assistés d’un secrétaire. Rien n’est négligé ; on pèse les motifs qui militent en faveur du coupable ; souvent on se fait renseigner sur l’attitude qu’il a dans sa prison ; on étudie la cause à nouveau ; c’est en quelque sorte une révision complète du procès, à la suite de laquelle on rédige un rapport qui, sur preuves discutées, demande la commutation de la peine ou propose de laisser la justice « suivre son cours ». Ce rapport est transmis au ministre, qui en accepte ou en répudie péremptoirement les conclusions et fait parvenir tout le dossier au chef de l’État. Si, au bas du rapport, au-dessous du mot « approuvé », le souverain, maître absolu d’exercer son droit en toute plénitude, se contente de signer, c’est la mort ; si, au contraire, selon la belle formule usitée encore aujourd’hui, « voulant préférer miséricorde à la rigueur des lois [6], » il trouve que l’expiation suprême n’est pas en proportion équitable avec le crime commis, il indique en quelle peine la peine capitale est commuée par lui [7].

J’ai eu entre les mains plusieurs de ces dossiers ; ils sont instructifs à plus d’un titre, et prouvent avec quel soin tout ce qui touche à cette redoutable question de la vie humaine est étudié. Les rapports définitifs sont faits avec une impartialité extraordinaire ; on dirait qu’ils ont été rédigés par de purs esprits, auxquels toute passion est inconnue. Ceux qui datent du règne de Louis-Philippe ont un intérêt spécial. Il est difficile de les parcourir sans émotion. Le roi paraphait chaque pièce, chaque feuillet du dossier, pour bien prouver qu’il en avait pris connaissance ; puis il donnait toujours, par une phrase concise, le résumé de son opinion et le motif qui lui faisait refuser la grâce sollicitée. Parfois même, dans les rapports qui lui étaient présentés, il découvrait des raisons d’indulgence, des prétextes peut-être (il avait horreur de la peine de mort) qui avaient échappé au ministre ; il les faisait valoir en note, et, dans ce cas-là, le plus souvent il commuait la peine. Il ne signait jamais que ses initiales ; une seule fois il s’est départi de cette habitude, comme pour mieux affirmer qu’il ne voulait, à aucun prix, avoir pitié d’un criminel si profondément endurci. De sa grosse et forte écriture, sur le rapport concernant Lacenaire et concluant à l’exécution, il écrivit : Louis-Philippe, — en toutes lettres.

Aussitôt que le rapport du garde des sceaux a été approuvé, le procureur général en est prévenu par dépêche spéciale, et il est « prié de faire procéder sans délai à l’exécution de l’arrêt de condamnation ». Le procureur général, agissant immédiatement et d’urgence par l’un de ses substituts, adresse alors sept réquisitoires : 1° au préfet de police, pour lui donner avis et le mettre à même de prendre les mesures nécessaires au maintien de l’ordre, avant et pendant l’exécution ; 2° à l’aumônier, pour l’inviter à se rendre à la prison quelque temps avant l’exécution, afin d’assister le condamné dans ses derniers moments ; 3° au commandant de la gendarmerie de la Seine, afin qu’il ait à envoyer un piquet de six hommes à cheval au rond-point de la Roquette pour maintenir le bon ordre pendant les préparatifs de l’exécution ; plus un piquet de vingt hommes, également à cheval, pour prêter main-forte à l’exécution, « après laquelle quatre hommes escorteront le cadavre jusqu’au lieu de sa sépulture ; » 4° au charpentier des travaux du département de la Seine, lui enjoignant de dresser l’échafaud à l’heure et au lieu indiqués ; 5° au directeur de la Roquette, pour qu’il ait à livrer le condamné à l’exécuteur ; 6° au même directeur, pour qu’il ait à tenir prêt un local où le greffier de la cour impériale devra dresser le procès-verbal de l’exécution ; enfin le septième, qui est ainsi conçu : « L’exécuteur en chef des arrêts criminels de la cour impériale de Paris extraira demain, tel jour de ce mois, de la maison du dépôt des condamnés, le nommé N…, et le conduira à… heures précises du matin, au rond-point de la rue de la Roquette, où il lui fera subir la peine de mort prononcée contre lui par arrêt de la cour d’assises, le…, pour assassinat. »
Une heure après que ces sinistres formules ont été écrites et signées, elles sont parvenues à destination ; c’est le soir, au dernier moment, que les dépêches sont expédiées, afin que Paris ignore le plus longtemps possible l’exécution qui se prépare.


NOTES

[1] Je lis dans le Voyage à Paris, de Villiers : « Le 16 octobre 1657, en revenant de chez le plumassier, où nous avions fait monter nos bouquets de plumes, nous fûmes obligés de demeurer au bout du pont Neuf, parce qu’il y avoit une grande foule de monde pour voir pendre un voleur qui avoit dérobé pour 10 000 livres en vaisselle d’argent chez M. de Vendosme, et qui avoit fait encore plusieurs autres vols dans Paris. Il nous estoit impossible de la fendre, si bien que ce fust presque par contrainte que nous vismes ce triste spectacle.

[2] « La plus ancienne exécution sur la Grève dont on ait conservé le souvenir, est celle de Marguerite de Hainaut, dite Porrête, et de Guyard de Cressonessart, clerc du diocèse de Beauvais, brûlés pour cause d’hérésie en 1310, en présence de l’évêque de Paris et de son clergé. » Leroux Lincy, Hist. de l’Hôtel-de-Ville, p. 59.

[3] Voy. chapitre XIV : la Cour d’assises.

[4] L’appellation de La Roquette donnée à deux prisons, à une rue et à tout un quartier, vient de la plante de ce nom (Eruca sativa) qui croissait en abondance sur ces terrains autrefois déserts.

[5] La justice, dans le louable esprit d’humanité qui doit toujours inspirer ses actes, avait compris qu’il était cruel de laisser longtemps un condamné à mort se débattre dans les dures alternatives de la terreur et de l’espérance ; la cour de cassation, le garde des sceaux, le souverain semblaient s’être donné le mot pour accélérer l’œuvre de réparation suprême ; les pourvois, les recours en grâce étaient examinés avec une rapidité que ne connaissaient point nos anciens usages. Momble, condamné le 15 juillet 1869, est exécuté le 5 août ; Troppmann, condamné le 30 décembre 1869, est exécuté le 19 janvier 1870. On parait aujourd’hui négliger cette excellente coutume, qui mériterait d’être inscrite dans la loi. Ferré, condamné le 2 septembre 1871, Bourgeois, condamné le 4, Rossel, le 8, sont exécutés militairement le 28 novembre ; Gaston Crémieux, condamné le 28 juin, n’a été mis à mort que le 30 novembre : cent cinquante-cinq jours d’agonie ; c’est là une aggravation de peine devant laquelle tout législateur reculerait avec horreur (1872).

[6] Les lettres de rémission accordées à Pierre de Craon, par Charles VI, le 13 mars 1395, portent presque les mêmes expressions : « Voulons en ce cas pitié et miséricorde préférer à rigueur de justice. » (Archives ; très. des Chartres ; J : 37.)

[7] Voy. Pièces justificatives, 6.

À suivre…

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MessageSujet: Re: Maxime Du Camp - « La Guillotine »   Maxime Du Camp - « La Guillotine » EmptyMar 21 Mar 2017 - 17:48

II. — L’ÉCHAFAUD.

Les cinq formes de la peine capitale sous l’ancien régime. — Article 12 du code pénal. — Préjugés. — Le principe d’égalité. — Le docteur Guillotin. — Le docteur Louis. — La forme oblique. — La légère fraîcheur. — L’estrade. — La lunette. — La bascule. — Le panier. — Le mécanisme. — La manœuvre. — L’exécuteur. — Havage et riflerie. — Les émoluments de l’exécuteur. — Rue Folie-Regnault. — Le hangar. — Les bois de justice. — L’édification de l’échafaud. — L’emplacement. — La foule. — Inspection de l’échafaud. — La troupe. — La dernière nuit du condamné. — Le crépuscule. — Arrivée de l’aumônier. — Ordonnance du 12 février 1396.


Les cinq formes de la peine capitale, avant la Révolution française, étaient l’écartèlement, le feu, la roue, la décollation et le gibet. La roue, — sur laquelle le patient était attaché et recevait les « six coups vifs » qui lui brisaient les bras, les avant-bras, les jambes, les cuisses, — et le gibet étaient réservés au commun des malfaiteurs ; vers le commencement du siècle dernier, l’exécuteur de Paris déployait une telle élégance lorsqu’il rouait un condamné, que le peuple l’avait surnommé maître Jean Roseau [8]. L’écartèlement, le plus horrible supplice qu’on ait jamais inventé en Europe, était la punition des régicides, avec adjonction de tenaillements ardents et d’huile bouillante ; le feu brûlait les sacrilèges [9] ; la décollation, spécialement gardée pour les gentilshommes, ne comportait point d’idée d’infamie.

Lorsque le comte de Horn fut condamné à la roue, sa famille insista très-vivement, mais en vain, auprès du régent pour que le coupable fût décapité, afin que les cadets et les filles de sa maison pussent entrer dans l’ordre de Malte et dans les chapitres nobles de chanoinesses. Toutes ces puérilités cruelles, sévèrement maintenues, comme prérogatives, par le droit coutumier, ont aujourd’hui disparu pour jamais ; l’article 12 du code pénal est formel : « Tout condamné à mort aura la tête tranchée. »

Dés le début de la Révolution, on se préoccupa d’infliger aux coupables un supplice uniforme ; l’humanité eut peu de part à cette résolution ; un tout autre mobile dirigea les législateurs. Aux premières heures d’une ère d’égalité enfin ouverte et rêvée depuis si longtemps, ils voulaient, faisant jouir le peuple entier d’un privilège étrange jalousement défendu jusqu’alors par une caste particulière, ôter à la peine capitale cette note d’infamie qui rejaillissait sur des familles innocentes. Les préjugés étaient si baroques encore et si enracinés, qu’il était honteux d’avoir un frère non pas mis à mort pour ses crimes, mais mis à mort d’une certaine façon, par la corde ou sur la roue. C’était le renversement de la morale contenue dans le vers fameux : "Le crime fait la honte et non pas l’échafaud."

Il était convenu, avéré que la hache seule laissait aux parents du condamné exécuté tous les droits dont ils pouvaient jouir ; on adopta la hache, mais la hache modifiée, devenue mécanique et agissant pour ainsi dire d’elle-même, sans que l’homme fût obligé de la manier. Cette préoccupation du genre de supplice et de l’infamie qui s’y rattache ressort avec une lucidité extraordinaire de toutes les discussions de l’Assemblée nationale.

L’instrument qu’on appelle aujourd’hui « les bois de justice » fut inventé, nul ne l’ignore, par Guillotin, un médecin philanthrope et fort doux. Eut-il connaissance de la mannaja des Génois, de la maiden des Écossais [10], cela est fort douteux ; il est plus probable que l’idée première de son invention lui vint en regardant des ouvriers enfoncer des pilotis à l’aide d’une chèvre, car le mécanisme est identique. Ce fut dans la séance du 28 novembre 1789 qu’il proposa sa machine à l’Assemblée, qui ne parait pas y avoir donné une grande attention. Plus tard, le 3 avril 1792, un rapport fut présenté et adopté. Dès le 17 du même mois, on fit des essais sur des cadavres et sur des animaux. Guillotin avait donné au fer la forme horizontale ; en tombant, il n’agissait guère que comme un coin ; la décollation n’était pas complète, les animaux qui servaient aux expériences n’étaient guère que mutilés et assommés. Ce fut le docteur Louis [11] secrétaire perpétuel de l’Académie de chirurgie, qui indiqua la forme oblique ; le problème était résolu, et, dans cet horrible couperet, on se complut à voir alors un emblème du triangle égalitaire. Pendant quelque temps, on appela l’instrument la Louisette, en l’honneur des heureuses modifications que le chirurgien Louis y avait apportées ; mais cela ne dura pas, et le nom de guillotine est devenu impérissable. Elle fonctionna la première fois pour un voleur de grand chemin nommé Pelletier, qui fut décapité le 27 mai 1792.

Guillotin ne se tenait pas d’aise ; plus d’infamie léguée aux enfants, plus de maladresse à redouter. Dans son enthousiasme, il dit un mot sinistre qu’on a retenu : « Sans l’appréhension de la mort, on n’éprouverait aucune souffrance, car on ne ressent tout au plus qu’une légère fraîcheur ! » Le pauvre homme devait changer de langage, et lorsqu’il vit à quoi servait dans ces temps d’effroyable confusion ce qu’il aimait à appeler « son philanthropique instrument », il fut bien près d’être désespéré. On a dit que lui-même, ayant été guillotiné, avait pu apprécier la perfection de sa machine ; c’est une erreur : il est mort à Paris, rue de la Sourdière, le 26 mars 1814, à l’âge de soixante-seize ans.

La guillotine est aujourd’hui plus légère, moins ample, plus maniable qu’autrefois ; mais c’est toujours le même instrument, et les modifications qu’on lui a fait successivement subir n’ont rien changé ni à son mécanisme particulier ni à sa forme générale. C’est une estrade carrée de 4 mètres de long sur 3m,80 de large ; elle est dressée à 2 mètres du sol sur quatre chevalets. Le plancher est entouré d’une balustrade à claire-voie ; on y monte par un escalier de dix marches. Aux deux tiers de la longueur s’élèvent deux montants parallèles couronnés d’un linteau qu’on appelle le chapeau : ils ont une hauteur de 4 mètres et un écartement de 0m,37 ; au chapeau est fixé le glaive, composé d’une lame d’acier triangulaire emmanchée à l’aide de trois boulons dans un mouton de plomb qui lui donne un poids considérable. Le mouton a 0m,35 de large et la lame 0m,30 à sa plus grande largeur ; la hauteur totale de l’un et de l’autre est de 0m,80.

À un mètre du parquet, deux planches, placées l’une au-dessus de l’autre dans le plan vertical et percées chacune d’une demi-circonférence, offrent exactement, lorsqu’elles sont réunies, l’apparence d’une pleine lune : la partie inférieure est fixée aux montants ; la partie supérieure, mobile, glissant dans des rainures latérales, peut être haussée ou abaissée à volonté. Entre les poteaux et la dernière marche de l’escalier se trouve la bascule, planche étroite, faisant directement face à la lunette. Au repos, elle est verticale ; il suffit d’un geste de propulsion pour la rendre horizontale ; en s’abattant, elle tombe sur une tablette solidement étayée, plus longue qu’elle et aboutissant aux planches de la lunette. La bascule garnie de galets roule sur cette table et porte, par une action très-rapide, le cou du condamné sur la demi-lune inférieure de façon à l’y emboiter.

À droite de la bascule, et semblant faire corps avec elle, un plan incliné est disposé de manière à prendre son point d’appui sur le bord même d’un énorme panier d’osier doublé d’une caisse de zinc et rempli de son. Sous la bascule et la lunette s’étend une petite auge de forme oblongue ; devant les poteaux, on place une sorte d’appareil qui ressemble à un dossier de baignoire, afin que si, par suite d’un faux mouvement, la tête échappe à l’aide chargé de la tenir, elle ne roule pas sur l’échafaud et ne soit point aperçue du public. Tout l’instrument et les ustensiles accessoires sont peints d’une désagréable couleur sang de bœuf tirant sur le chocolat.

La bascule est garnie d’une double courroie armée de boucles, afin de neutraliser la résistance possible d’un patient ; mais on ne s’en sert jamais, à Paris du moins. La demi-lune supérieure s’abat brusquement à l’aide d’un mécanisme fort simple mis en œuvre par un bouton que l’on n’a qu’à presser ; le glaive est fixé au chapeau dans une pince en forme de 8, dont la partie inférieure s’ouvre quand la partie supérieure se ferme ; un cordon d’appel correspondant à un bec-de-cane placé au-dessus et tout près du bouton de la demi-lune fait jouer un bras qui, rapprochant les deux branches supérieures de la pince, force les branches inférieures à s’écarter ; la tête du mouton glisse dans l’intervalle ouvert, et le glaive, précipité par la masse qui le surmonte, tombe avec une rapidité foudroyante, qu’accélère encore l’action de galets de fer poli roulant dans des rainures de cuivre fixées le long des poteaux et faisant corps avec eux. Dans sa chute, il rase précisément la surface externe de la lunette et vient prendre appui, par les bords plus étendus du mouton, sur deux ressorts à boudin surmontés d’un fort dé en caoutchouc qui amortit le choc et en affaiblit le bruit.

On comprend dès lors avec quelle sécurité, avec quelle simplicité, l’œuvre terrible de la justice peut s’accomplir. Le condamné, parvenu sur l’échafaud, se trouve debout devant la bascule verticale qui lui vient, d’une part, au-dessus des chevilles, de l’autre, à moitié de la poitrine ; en face de lui s’ouvre la lunette, dont la portion mobile est relevée ; l’exécuteur pousse la bascule qui s’abat, la roule ; la tête semble se jeter d’elle même dans la baie semi-circulaire, un aide la saisit par les cheveux. Il reste deux gestes à faire : l’un qui presse le bouton de la demi-lune immédiatement abaissée sur le cou du malheureux, l’autre qui, tournant le ressort du glaive, détache celui-ci. La tête, séparée vers la quatrième vertèbre cervicale, est lancée dans le panier, pendant que l’exécuteur, d’une seule impulsion de la main, y fait glisser le corps sur le plan incliné.

La rapidité de l’action est inexprimable, et la mort est d’une telle instantanéité, qu’il est difficile de la comprendre. Le glaive oblique et alourdi de plomb agit à la fois comme coin, comme masse et comme faux ; il tombe d’une hauteur de 2m,80 ; il pèse 60 kilogrammes, ce qui, en tenant compte de l’action de la pesanteur, produit un travail équivalant à 168 kilogrammètres [12]. Le couteau fait donc le même effet que produiraient 16 800 kilogrammes tombant de la hauteur d’un centimètre. La chute calculée mathématiquement dure trois quarts de seconde (exactement 75,562).

Il ne faut pas croire que l’instrument n’ait besoin que d’être dirigé et qu’il fasse lui-même sa sanglante besogne. L’homme qui a reçu la mission de faire subir la peine capitale doit déployer une grande adresse et une force peu commune. D’une seule main il doit contenir le condamné, et ce n’est pas toujours facile. Lescure, guillotiné en 1854, lutta, saisit entre ses dents la main droite de l’exécuteur et lui fît une morsure profonde dont celui-ci porte encore la cicatrice : Avinain, l’horrible boucher qui coupait ses victimes en morceaux qu’il allait jeter à la Seine, se détourna si violemment qu’on fut obligé de le saisir à deux mains par les épaules pour l’immobiliser. Troppmann, qui à une extrême agilité joignait une vigueur extraordinaire, fit « un saut de carpe », s’élança presque à travers la lunette avant que la partie supérieure en fût retombée ; lui aussi mordit l’exécuteur. Les condamnés ne se mettent pas ainsi tous en résistance ; mais, quelle que soit leur résignation ou leur abattement, l’instinct vital subsiste et se défend.

Une fois qu’ils sont basculés, dans cet instant si rapide, que l’œil peut à peine l’apprécier, ils obéissent tous à un mouvement involontaire, inconscient, et qu’on pourrait appeler fatal. Au lieu de porter la tête en avant, ils la rejettent à droite, fuyant ainsi l’exécuteur qui est debout à leur gauche, et au lieu de se placer dans la demi-lune, ils vont buter contre le poteau. Il faut alors les ramener dans la position qu’ils doivent occuper, les ajuster, selon l’affreuse expression du métier, et ce seul effort, centuplé par une vivacité plus prompte que la pensée, nécessite une force considérable. « Après chaque exécution, j’ai les saignées brisées, me disait l’exécuteur. » Les rôles sont distribués d’avance entre les acteurs de cette lugubre tragédie ; l’un des aides saisit la tête, l’autre soulève la bascule par en bas et maintient les jambes du patient, pendant que l’exécuteur hâte le dénoûment. Ces mouvements combinés, différents les uns des autres, accomplis par trois personnes, concourant tous au même but, doivent être faits avec une simultanéité irréprochable, sinon les plus graves inconvénients pourraient en résulter [13].

Il n’y en a pas à redouter avec l’exécuteur en chef actuel des hautes œuvres de la justice ; on peut lui appliquer le mot dont Suétone a frappé le soldat que Caligula faisait venir à la fin des repas : decollandi artifex. C’est un colosse, il a plus de six pieds de haut, il a le sang-froid, la vigueur et l’adresse. À voir sa grande taille, ses fortes épaules, ses cheveux blancs, ses larges mains, qu’il a fort belles et très-soignées, on se prend à regretter qu’il ne porte pas le sarrau rouge et la capuce des tortionnaires du moyen âge. Comme s’il était en deuil de ceux que la justice lui a livrés, il est couvert de vêtements noirs qui sont d’une propreté recherchée. Il est très-réservé d’attitude ; ingénieux, du reste, et inventeur, il a apporté au triste instrument qu’il gouverne des améliorations notables et qui ont profité aux condamnés. Il a beau se dire qu’il est le représentant de la justice, et que, pour l’acte suprême de son ministère, elle lui a confié le glaive impeccable qui ne doit jamais frapper à faux, il n’en est pas moins ému et troublé, car il va tuer un homme. À la suite de presque toutes les exécutions, il est malade pendant plusieurs jours.

Le temps n’est plus où il était interdit à l’exécuteur d’habiter dans l’intérieur des villes. Il faut qu’il y vive au contraire, à la disposition de la justice, qui doit pouvoir l’appeler et le requérir à toute heure de jour et nuit. Il est chargé des exécutions dans les sept départements ressortissant à la cour impériale de Paris. On ne voit plus, comme au siècle dernier, qu’il tient table ouverte pour les gentilshommes pauvres ; on ne va plus lui demander de la graisse de cadavres pour des philtres et des onguents mystérieux ; mais il n’en est pas moins un personnage obscur et redouté sur qui pèse une sorte de déchéance injuste, — car si la loi doit être exécutée, il lui faut bien un exécuteur, — et que M. de Maistre n’a pu relever dans l’opinion publique en disant qu’il est la clef de voûte de l’édifice social [14].

C’est un humble et terrible fonctionnaire qui, pour accomplir sa tâche, sort momentanément de l’ombre où il se complaît. Il est peu payé, et misérablement même, si l’on songe à ce qu’il est obligé de faire. Avant la Révolution, l’exécuteur percevait sous le nom de havage ou de riflerie un droit sur les céréales apportées à Paris, qui lui valait environ 17 000 livres par an. C’était là son traitement fixe, indépendamment des factures, à prix débattu, que le parlement lui faisait payer après chaque exécution. Aujourd’hui il a un abonnement de 9 000 francs pour entretenir, loger, transporter les bois de justice, fournir ce qu’on nomme les accessoires, conduire le cadavre au cimetière, solder les charpentiers ; de plus, il a un traitement annuel et fixe de 4 000 francs ; ses deux aides sont payés 1 500 francs chacun.

Afin de serrer la vérité d’aussi près que possible dans cette étude, j’ai suivi toutes les phases d’une exécution, — je prie le lecteur de m’en savoir quelque gré, — et je les raconterai, car ces douloureux spectacles offrent tous les mêmes péripéties et passent dans un ordre immuable, fixé d’avance, sous les yeux du public. Dès qu’on a su par les journaux que le pourvoi en cassation est rejeté, chaque soir des groupes de curieux se sont réunis place de la Roquette et ont attendu ; vers une heure du matin, voyant que rien d’anormal ne se produisait, ils se sont dissipés ; avant le jour, d’autres sont venus, et sont partis désappointés après avoir traversé les rues désertes.

Un soir cependant, vers onze heures, on a vu des hommes porteurs d’une lanterne inspecter le pavage qui s’étend devant la prison ; des sergents de ville, sous la conduite d’un officier de paix vêtu de son élégant costume, prennent position çà et là, à l’angle des rues. Nul doute, c’est pour « demain matin ». Les plus avisés, ceux qui ne veulent perdre aucun détail, se rendent rue Folie-Regnault et s’installent en face d’une très-grande masure. C’est là, en effet, que sont remisés les bois de justice, dans un vaste hangar volontiers fréquenté par les araignées, mal défendu contre les intempéries par un vitrage à moitié défoncé, car presque tous les gens de mauvais monde jettent une pierre, en passant, à ce qu’ils appellent la maison maudite ; en signe de peur, en signe de haine, pour conjurer le mauvais sort ? qui sait ? On charge les bois dans un fourgon, en ayant soin d’y joindre un double glaive, car un accident pourrait survenir, auquel il faudrait porter immédiatement remède. Dans une autre voiture couverte et fermée, assez semblable à celle dont les grands magasins de nouveautés font usage aujourd’hui pour transporter leurs marchandises, on a installé le panier qui doit recevoir le corps du supplicié et lui servir de cercueil jusqu’au cimetière. Vers minuit tout est prêt ; l’exécuteur veille à ce que rien ne soit oublié ; ses aides sont près de lui ; l’équipe des ouvriers charpentiers est au complet. On ouvre la porte charretière à deux battants, et l’on se met en marche.

L’exécuteur, reconnaissable à sa taille exceptionnelle, est le but de tous les regards. Des jeunes gens, des enfants, curieux et peu réservés, le devancent, se retournent pour mieux le voir et s’approchent de lui. Il lui suffit de lever la tête et de les regarder ; ils s’arrêtent, reculent et s’éloignent. En cinq minutes on est sur la place de la Roquette, devant la porte de la prison. Des groupes indiscrets se massent sur l’emplacement même où l’échafaud doit être dressé : des sergents de ville les font refluer jusqu’au delà des trottoirs qui bordent la rue Gerbier et la rue de la Vacquerie ; sur la place même, qui s’étend jusqu’à la maison des jeunes détenus, on ne tolère personne.

Les bois ont été retirés par faisceaux numérotés de la voiture qui les contenait ; à la lueur de deux lanternes qui projettent une lumière douteuse, on commence l’opération, qui dure trois heures. Les chevalets sont placés, on assujettit la fourche qui soutient le plancher au-dessous de l’endroit précis où s’appuient les montants et où le choc doit se produire ; avec grand soin, au fil à plomb, on équilibre ces fondations de la charpente, car la moindre déviation, détruisant le parallélisme des deux poteaux, pourrait paralyser l’action du glaive en l’empêchant de glisser dans les rainures avec la force irrésistible qui doit l’entraîner. Toutes les pièces, jointes par des boulons, sont faites pour être assemblées sans qu’on soit forcé d’employer le marteau ; mais il arrive parfois qu’elles ont joué, et, pour les réunir, on les frappe à coups de maillet ; alors dans la foule qui s’augmente d’instant en instant, chacun lève la tête et se hausse sur les pieds pour mieux voir.

Le lieu est sinistre par lui-même et semble avoir été choisi pour produire une impression profonde. Derrière l’échafaud, s’allonge dans sa morne laideur la haute muraille du Dépôt des condamnés. En face, un mur d’enceinte non moins élevé, non moins triste d’aspect, entoure la prison des Jeunes Détenus, où dans des cellules isolées, étroitement surveillées, des enfants font le corrupteur apprentissage de la vie du crime et des chiourmes. Il est difficile de ne pas se dire que, pour plus d’un, c’est là le point de départ d’une route qui aura sa station au Dépôt des condamnés, et sa dernière étape sur l’échafaud même. À gauche, la longue rue de la Roquette, bordée d’humbles masures fermées, où, pendant le jour, s’agitent les industries funéraires, marbriers, marchands de couronnes en immortelles, s’enfonce dans la nuit que combat à peine la clarté des réverbères. À droite, la rue monte et meurt au pied de la colline où verdoie la haute futaie du Père-Lachaise. C’était pendant l’été ; les constellations cheminant dans le ciel pur semblaient, de leurs grands yeux d’or, regarder la laide besogne qu’on faisait sur la place.

Toutes les maisons étaient éteintes ; à peine çà et là quelques lumières errantes apparaissaient aux fenêtres des cabarets, où des curieux privilégiés avaient trouvé, à prix d’argent, un bon endroit pour bien voir. La foule, singulièrement grossie, remuait dans l’ombre. Elle est ignoble, cette foule ; il n’y a pas d’autre mot pour la qualifier. Des hommes, des enfants se couchent contre le rebord des trottoirs et tâchent de dormir une heure ou deux en attendant que le moment soit venu ; d’autres ayant ramassé quelque menu bois font chauffer du café et du vin, chantent, s’interpellent et échangent des plaisanteries dont la bêtise seule égale l’obscénité ; à quelques cris de femme mêlés à des rires, on peut facilement imaginer ce qui se passe dans certains groupes où les curieux sont plus pressés. De quoi se compose cette tourbe que Paris jette vers la place de la Roquette pendant la nuit qui précède les exécutions ? De gens du quartier alléchés par le spectacle et qui viennent là, comme ils le disent eux-mêmes, en voisins ; de rôdeurs de tout genre, vagabonds, filous et mendiants qui, ne sachant où trouver un asile, viennent écouler là les heures d’une nuit qu’ils auraient sans cela probablement passées sous un pont, aux fours à plâtre des carrières d’Amérique ou dans le violon d’un poste de police [15]. Les femmes y sont nombreuses, filles insoumises, coureuses d’aventure, faisant la débauche le soir, et le jour le vol à la détourne ; j’en ai vu qui portaient sur leurs bras des enfants de dix-huit mois ou deux ans, et donnaient sans effort la repartie aux propos salés qu’on leur lançait de toutes parts.

Il y a là aussi des filles de la haute prostitution et ceux qui les hantent ; en sortant de souper dans un café à la mode du boulevard des Italiens, elles ont rencontré un gamin ou un cocher de fiacre qui les a prévenues qu’une exécution capitale se préparait ; il leur a offert, moyennant vingt francs, de les conduire près de la Roquette ; avec joie, elles ont accepté cette partie de plaisir. Celles-là et leurs compagnons ne sont pas moins ignobles que les autres ; leur visage où la peinture effacée laisse transparaître un teint jaune et morbide, leurs belles toilettes fripées par le frôlement de la foule, leurs faux cheveux à demi détachés, la fatigue de leurs traits avachis par la débauche montrent le vice à nu, dans ce qu’il a de plus hideux, de moins excusable, de plus provocant ; elles sont là comme un défi à toute morale et à la société même. À l’exécution de La Pommeraye, il y en eut qui apportèrent de quoi souper, sans oublier le vin de Champagne [16].

Il faisait presque froid. L’exécuteur, assis devant la muraille de la Grande-Roquette, sur une chaise qu’un gardien de la prison lui avait apportée, avait regardé dresser l’échafaud sans dire une parole et sans mettre la main à la besogne. Le chef de l’équipe vint le prévenir que tout était terminé ; il monta alors sur la plate-forme. Minutieusement, il examina toutes les parties de la machine, fit jouer le glaive, qu’on laissait lentement glisser et qu’il appuyait fortement de la main pour en assurer le jeu régulier. Promenant une lanterne devant chaque boulon, autour de toutes les jointures, essayant les ressorts, donnant à toute chose, en un mot, le coup d’œil du maître, il reconnut que nul accident n’était à redouter. Quelques soldats sortis du poste tournaient autour de l’instrument du grand supplice ; ils se parlaient à voix basse, comme on fait involontairement dans la chambre d’un mort, et se montraient du doigt l’énorme couteau remonté dont la forme triangulaire paraissait formidable.

Vers trois heures du matin, une rumeur prolongée sortit de la foule, un bruit rythmique de pas scandés s’accusa, que dominait le hennissement des chevaux : c’était la garde de Paris qui arrivait ; cent vingt hommes à pied, quatre-vingts à cheval, ouvrirent la masse des curieux et se déployèrent sur la place ; quelques commandements retentirent, on entendit le froissement métallique des fusils, et les pelotons allèrent prendre position ; cent vingt sergents de ville d’arrondissements, soixante-dix des brigades centrales, sous la conduite de quatre officiers de paix, maintenaient l’ordre et bordaient les trottoirs, au delà desquels ils repoussaient les impatients. Un peu plus tard vingt-six hommes à cheval de la gendarmerie de la Seine, encore grandis par leur incommode bonnet à poil, vinrent former un demi cercle en face de l’échafaud. À chacun de ces incidents nouveaux une émotion nouvelle saisit la foule, car on sent que le drame s’accélère et qu’il touche à sa fin.

Nul fonctionnaire de la prison ne s’est couché, ni le directeur, ni le greffier, ni les gardiens. Dans le premier guichet on cause du condamné. C’est un homme qui va mourir et qui peut-être avait encore de longs jours à vivre ; on le plaint sans même chercher quels ont été ses crimes ; chacun exprime son opinion sur l’attitude qu’il aura au moment suprême, et la plupart disent : Il planchera (il montrera de la faiblesse). Un gardien arrive ; il vient d’être relevé de sa veille, il quitte le malheureux. À la fois tout le monde lui demande : « Comment est-il ? — Il est triste il ne dort pas, il est inquiet, il se méfie de quelque chose ; quand je suis parti, il m’a dit : Adieu ! je vois bien que ça ne peut plus tarder ; nous ne nous reverrons pas, et cependant moi, à la place de l’empereur, je ferais grâce ! » Jusqu’à la dernière seconde, c’est là l’idée poignante qui les tortures : Aurai-je ma grâce ? pourquoi ne l’aurais-je pas ?

Le pâle crépuscule du matin blanchit le ciel ; la foule est hideuse à contempler ; les faces hâves, fatiguées ont un aspect morne et hébété qu’on ne peut voir sans dégoût ; elle s’ouvre pour laisser passer un petit homme vêtu d’une soutane ; on s’écarte avec respect, quelques têtes se découvrent : c’est l’aumônier. Rapidement, ne regardant pas l’échafaud, il se dirige vers la Roquette et pénètre dans le premier guichet. La justice elle-même, je l’ai dit plus haut, le prévient et l’invite à donner les consolations dernières à celui qui va mourir. Autrefois il n’en était pas ainsi. Barbare, violente, anticipant sur la volonté de Dieu, la justice française ne se contentait pas de tuer le corps, elle cherchait à tuer l’âme ; elle oubliait que saint Paul a dit : « Je condamne celui qui a péché et je le livre à Satan pour la mort de sa chair, afin que son esprit soit sauvé au grand jour du Seigneur ! » et elle refusait au condamné l’assistance d’un prêtre qui pût rassurer ce cœur anxieux et lui donner l’absolution. Il fallut attendre jusqu’à Charles VI, qui, sur les instances de Pierre de Craon, promulgua, le 12 février 1396, une ordonnance déclarant qu’à l’avenir les condamnés à mort pourraient être confessés avant d’être menés au supplice.

Entré dans le guichet, où chacun s’est levé à sa vue, l’aumônier dépose sur une planchette le surplis qu’il revêtira pour aller au cimetière donner l’absoute au corps, sur lequel nulle prière solennelle ne sera dite dans les églises. Il échange quelques paroles avec les gardiens, il évite de parler du condamné ; comme pour fuir les regards qui le cherchent involontairement, il s’assoit dans un coin, et s’absorbe dans la lecture de son bréviaire.

NOTES

[8] Le supplice de la roue n’entraînait parfois qu’une mort très-lente. Barbier raconte dans son Journal (t. III, p. 402) que, le 18 décembre 1742, un jeune homme resta vingt-deux heures sur la roue. « On a relayé, dit-il, les confesseurs pendant la nuit, d’autant plus que la place sur un échafaud est un peu froide. On obtint de messieurs de la Tournelle l’autorisation de l’étrangler, ce qui a été ce matin, mercredi 19, à dix heures, sans quoi il y serait peut-être encore. »

[9] « Un juge à qui mon fils disoit l’autre jour que c’étoit une étrange chose que de faire brûler à petit feu (il s’agit de la Voisin, lui dit : Ah ! monsieur, il y a certains petits adoucissements, à cause de la foiblesse du sexe. — Eh quoi ! monsieur, on les étrangle ? — Non, mais on leur jette des bûches sur la tête ; le garçon du boureau leur arrache la tête avec un croc de fer. » Vous voyez bien, ma fille, que cela n’est pas si terrible que l’on pense. » (Madame de Sévigné à Madame de Grignan, 23 février 1680, t. VI, p. 279-80, édit. Hachette.)

[10] Il est probable que l’Allemagne du quinzième siècle a connu un instrument analogue à la guillotine. À Nuremberg, la grande salle de l’hôtel de ville a été décorée par Albert Durer, qui a peint sous l’encorbellement du plafond une suite de tableaux représentant les Vertus civiques. L’un d’eux, intitulé Virtus, et qui a pour sujet le supplice du fils de Manlius Torquatus, contient une figuration qui se rapproche singulièrement de la guillotine actuelle ; les montants, la lunette, le couperet, tout s’y trouve ; seulement il n’y a pas de bascule et le glaive à la forme rectangulaire.

[11] « C’est à Bicêtre que fut essayé pour la première fois, sur le cadavre, l’instrument de mort dont l’invention est généralement attribuée au docteur Guillotin. Voici la lettre que le docteur Louis, secrétaire de l’Académie de chirurgie, écrivit à ce sujet au docteur Michel Cullérier, alors chirurgien principal de l’Hôpital général : « Samedi, 12 avril 1792. Le mécanicien, monsieur, chargé de la machine à décapiter, ne sera prêt à en faire l’expérience que mardi. Je viens d’écrire à M. le procureur général syndic afin qu’il enjoigne à la personne qui doit opérer en public et en réalité de se rendre mardi, à dix heures, au lieu désigné pour l’essai. J’ai fait connaître au directoire du département avec quel zèle vous avez saisi le vœu général sur cette triste affaire. Ainsi donc, ; mardi. Pour l’efficacité de la chute du couperet ou tranchoir, la machine doit avoir quatorze pieds d’élévation. D’après cette notion, vous verrez si l’expérience peut être faite dans l’amphithéâtre ou dans la petite cour adjacente. Je suis, etc. : Louis. » Étude sur les hôpitaux par A. Husson, directeur de l’administration générale de l’Assistance publique. In-4°, Paris, 1862, p. 292 en note.

[12] Le kilogrammètre est l’unité égale au travail correspondant à l’élévation du poids d’un kilogramme à une hauteur d’un métre. Du reste voici la formule : P. h. = 60 × 2,80 = 168.

[13] On croit volontiers dans le peuple que jadis l’exécuteur prenait la place du condamné, lorsque celui-ci n’était point décapité au troisième coup ; c’est là une tradition qui ne repose sur rien. Cependant il était bon d’être habile à manier le glaive et de ne point manquer son homme, ainsi que le prouve le fait suivant : « L’an 1517, le mercredy 1er avril, fut tué Fluraut, le bourreau de Paris, parce qu’il faillit à coupper la teste à un homme, au pillory, par justice ; dont, après ce, fut tant opressé de pierres, qu’il lui convint s’en aller mucer en la cave du dit pillory. Quoy voyant le peuple, mist le feu dedans la dicte cave ; parquoy fut iceluy bourreau estain et trouvé mort. Dont après furent un ou deux des maulvais garçons, qu’avaient mis le feu, prins par justice et battus par les quarrefours de Paris. » (Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier, p. 53.)

[14] Michelet dit à propos des massacres de la Saint-Barthélémy : « Une classe fut admirable, celle des bourreaux ; ils refusèrent d’agir, disant qu’ils ne tuaient qu’en justice. » (Michelet, Hist. de France, tome IX, p. 477.)

[15] Il est à remarquer que pendant les nuits d’exécution et d’émeute les arrestations de vagabonds sont absolument nulles.

[16] Cet empressement malsain ne date pas d’hier, et les gens qui se piquent de « comme il faut » en ont souvent donné l’exemple. Qui ne se souvient de la lettre de madame de Sévigné, en date du 17 juillet 1676, sur le supplice de la Brinvilliers et sur la foule qui s’entasse pour y assister : « Enfin, c’en est fait, la Brinvilliers est en l’air. » (Lettres de madame de Sévigné, t. IV, p. 528, édit. Hachette.) Dans un intéressant travail de M. Charles Louandre, intitulé : Une prison d’État sous Louis XIV, je lis : « Les exécutions avaient un grand attrait pour les habitants de Paris ; les bourgeois, la plus haute noblesse, les femmes les plus élégantes s’y portaient en foule ; l’échafaud faisait concurrence aux théâtres et, les jours de supplice, les acteurs avaient grand soin de ne pas jouer de pièces nouvelles. »

À suivre…

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MessageSujet: Re: Maxime Du Camp - « La Guillotine »   Maxime Du Camp - « La Guillotine » EmptyMar 21 Mar 2017 - 17:49

III — L’EXÉCUTION.

Il est temps. — Entrée dans la cellule. — L’homme est prévenu. — Il se lève. — On l’habille. — Adieu aux gardiens. — L’absolution. — Le trajet. — Entrée dans l’avant-greffe. — L’exécuteur apparaît. — La toilette. — Les courroies. — C’est bien long. — Les dernières prières. — Sang-froid. — Le verre de vin. — Départ pour le supplice. — Le cortège. — La porte s’ouvre. — Le baiser de paix. — Silence de la foule. — L’homme gravit les degrés. — Il est basculé. — Le glaive s’abat. — Quatorze secondes. — La route jusqu’au cimetière d’Ivry. — Le champ de navets. — La tête du supplicié. — L’enterrement. — Exhumation immédiate. — Les bois de justice démontés et emportés.


À quatre heures, le chef du service de sûreté est arrivé, et alors on a vu revenir l’exécuteur, qui s’était absenté ; il reprit sa place devant les murs de la Roquette, assis, paraissant souffrant et préoccupé. Le ciel, si brillant pendant la nuit, s’était couvert ; un vent violent du sud-ouest passait par rafales et chassait les nuages amoncelés qui semblaient se perdre derrière les hauteurs boisées du Père-Lachaise. Les officiers désœuvrés se promenaient, causant entre eux, avec l’air de vague ennui de ceux qui accomplissent une corvée obligatoire. Vers quatre heures et un quart, le commissaire de police du quartier, le greffier de la cour impériale, le directeur du dépôt des condamnés, le chef du service de sûreté, l’aumônier, étaient réunis dans le premier guichet de la prison. Le directeur, le chef de la sûreté consultaient leur montre ; lorsque l’aiguille fut sur quatre heures et demie, ils dirent : « Il est temps. »

Par la grande cour, par le second guichet, par les couloirs bordés de cellules où le bruit des pas a dû réveiller plus d’un détenu, par un étroit escalier tournant on arrive au quartier de l’infirmerie. Un porte-clefs en ouvre la porte avec mille précautions pour ne pas troubler à la dernière minute de son sommeil celui qui bientôt va entrer dans la nuit dont on ne se réveille jamais. La porte de sa cellule était entrebâillée, on entra ; l’homme, étendu sur le dos dans sa petite couchette, paraissait assoupi. Le chef du service de sûreté lui dit : « Votre pourvoi a été rejeté par la cour de cassation, votre recours en grâce n’a point été accueilli, l’heure est venue. » Comme poussé par un ressort, il se redressa brusquement et resta assis, muet, regardant autour de lui, immobile dans sa camisole de force. L’aumônier le saisit dans ses bras, lui donna le baiser de paix et murmura : « Du courage ! fiez-vous à la miséricorde divine. » Le chef de la sûreté reprit : « Il faut vous lever. » Sans dire un mot, sans faire un geste qui indiquât, non pas la résistance, mais seulement une velléité d’hésitation, l’homme sortit de son lit. Les gardiens l’habillèrent, non point avec le costume de la prison, mais avec ses propres vêtements qu’on avait apportés. On lui enleva la camisole de force ; quand il vit ses mains nues, il les contempla avec une sorte de sentiment de pitié ; elles étaient solides, bien dessinées, aptes aux œuvres de l’adresse et de la force. On eut dit que pour lui elles étaient l’emblème de la vie même et qu’il pensait : Quoi ! si tôt ! tout va-t-il finir ? Lorsqu’on lui eut passé sa chemise, on le fit rentrer dans la camisole de force, opération lente et cruelle qui prolonge le supplice et ne sert à rien.

Pendant tout ce temps l’aumônier lui parlait à voix basse ; l’homme l’écoutait, mais n’avait pas encore desserré les lèvres. Le visage n’était point décomposé, l’œil était calme, la pâleur n’avait rien d’excessif ; l’âme qui habitait ce corps robuste, modelé avec une vigueur élégante et destiné à vivre cent ans, n’éprouvait évidemment ni colère ni révolte ; elle était résignée, préparée et peut-être, malgré l’inévitable angoisse, satisfaite d’être enfin délivrée. Lorsqu’il fut vêtu et chaussé, l’homme se leva et fît un imperceptible mouvement de tête qui signifiait : Me voilà ! marchons ! En ce moment, le chef de la sûreté lui dit : « Avez-vous quelque chose à révéler qui puisse éclairer la justice ? » Alors et pour la première fois depuis que l’on avait pénétré dans sa cellule, il parla. Il récrimina contre un témoin, qu’il accusait de « son malheur », contre sa propre fille, qui l’avait cruellement chargé pendant l’instruction et les débats. Le prêtre s’approcha, mettant un doigt sur ses lèvres avec un geste de silence, l’entraîna dans un coin et lui dit quelques mots à l’oreille. Le malheureux inclinait la tête, mais sans faiblesse ; pendant quelques secondes il ferma les yeux, comme pour mieux se pénétrer des paroles qu’il entendait. Tous les assistants étaient silencieux et recueillis. On fît un signe au prêtre, qui comprit.

Le condamné, debout, jeta un regard sur sa cellule, et un faible frémissement passa sur ses lèvres serrées ; il s’approcha de deux gardiens et leur dit, en tendant vers eux ses mains emprisonnées dans les manches fermées de la camisole : « Adieu ! vous avez été bons pour moi, je vous remercie. » L’un d’eux, un jeune homme, se détourna pour cacher ses larmes et ne put répondre ; l’autre, un vieillard tout blanc, éclata en sanglots. On s’écarta devant l’homme, qui prit la tête du cortège, côtoyé par un gardien, accompagné de l’aumônier, suivi de tous les assistants. Dès qu’il eut franchi le seuil de son cabanon, il se trouva dans la grande antichambre qui précède les trois cellules spécialement réservées aux condamnés à mort, cellules de lugubre mémoire, où Pianori, Orsini, Verger, La Pornmeraye, Philippe, Lemaire, Avinain et tant d’autres ont vécu leurs dernières heures. L’aumônier entraîna rapidement l’homme dans une de ces cellules entr’ouvertes et referma la porte sur lui ; là, sans doute, en vertu du pouvoir qui lie et délie pour la terre et pour le ciel, il donna l’absolution à celui qui n’avait plus rien à attendre que de Dieu. Il dut lui imposer les mains et prononcer les paroles d’espérance extrahumaine qui font le cœur vaillant et raffermissent les courages près de défaillir. Cela ne dura pas une minute, car les instants étaient comptés ; la mort et la justice doivent se rencontrer exactement au rendez-vous qu’elles se sont donné. On se remit en marche ; on traversa le portique qui longe le petit jardin où les lilas frissonnaient au souffle de l’aigre brise du matin, on monta l’escalier étroit et tournant. L’homme allait d’un pas ferme et résolu, les épaules resserrées et penchées par la camisole de force qui le tirait en avant. Dans le corridor des dortoirs les pas résonnaient avec un bruit mat et régulier ; on échangeait quelques paroles à voix basse : « Il va bien ! — Je ne l’aurais pas cru. — Il ne planchera pas ! » Quelqu’un regarda sa montre et dit : « Nous sommes en avance. » Au moment de descendre les degrés qui aboutissent à l’avant-greffe, l’homme se retourna, chercha des yeux le directeur de la prison, et l’ayant aperçu, lui dit : « Il vous reste quarante-quatre francs à moi, je vous prie de les envoyer à mon frère. — Je les enverrai, répondit le directeur. — J’y peux compter, n’est-ce pas ? — Vous pouvez y compter ! — Mon fils, pensez à Dieu ! » dit le prêtre. On entra dans la petite pièce oblongue qui forme l’avant-greffe. Elle était vide, au milieu il y avait un tabouret. De lui-même, avec l’abnégation passive et inconsciente d’un mouton qu’on mène à l’abattoir, l’homme s’assit.

La haute stature de l’exécuteur des arrêts de la justice apparut sur le seuil. Il entra, le chapeau à la main, suivi de ses aides, dont l’un portait un tout petit sac en moquette. L’exécuteur regarda l’homme attentivement, le toisa, en fit le tour avec les yeux, le jaugea et eut un imperceptible signe de tête, qui signifiait : J’en réponds ! On commença la toilette. Deux des aides étaient debout derrière le condamné et surveillaient ses mouvements ; le troisième, un vieux qui avait des gestes d’une lenteur désespérante, posa son sac sur une table, fouilla dans sa poche, y prit une clef, ouvrit le sac, puis en tira des courroies de buffle blanchi armées de boucles et une paire de ciseaux entourée d’un papier qu’il développa avec précaution. Il s’agenouilla. Son dos courbé, les rides de ses joues pendantes, ses cheveux rares et d’un gris terne, contrastaient avec le cou musculeux, la large poitrine, les cheveux bruns et frisés de celui qui subissait ces apprêts funèbres. L’aide lui attacha au-dessus des chevilles deux sangles en forme de bracelets, reliées entre elles par une courroie longue de 0m,30 ; puis on enleva au malheureux la camisole de force ; on lui dit de se lever, il se leva ; on lui joignit les deux poignets derrière le dos ; un ardillon de boucle lui entra dans la chair, il jeta un cri ; son visage, impassible jusque-là, se contracta. Il eut dans les épaules un geste non de colère, mais de vive contrariété, et d’une voix très-douce, un peu sourde, il dit : « Ne me faites pas mal, monsieur, je vous en prie ; si l’on voit que je souffre, je serai encore plus déshonoré. » Les assistants s’entre-regardèrent et l’un d’eux dit involontairement : « Ah ! c’est bien long ! »

Ensuite on lui lia les deux bras, à la hauteur des biceps, de façon à les maintenir contre le dos et à effacer les épaules ; puis on réunit la ligotte des jambes à celle des poignets par une longue courroie. Ainsi attaché, l’homme le plus robuste, le plus violent est neutralisé. La longueur des pas qu’il lui est permis de faire est calculée ; elle est inférieure à celle d’un pas normal ; s’il essayait de fuir ou de résister, à son premier mouvement un peu vif, il tomberait la face en avant. Du reste, qui penserait à se révolter dans un moment pareil ? Le misérable, vaincu, désagrégé, ne se sent-il pas écrasé sous le poids de l’édifice social tout entier ? On le fit rasseoir. L’aide prit ses ciseaux ; il échancra circulairement la chemise pour mettre à découvert le cou et la naissance des épaules ; puis il tailla les cheveux de la nuque, proprement, avec soin, enlevant chaque mèche après l’avoir coupée et la jetant par terre. Pendant ce temps, l’aumônier, debout devant l’homme, lui lisait à demi-voix une prière en français dont quelques mots parvenaient aux assistants : — Miséricorde infinie, — repentir, — contrition, — qui a souffert, — qui est mort pour nous. Le malheureux écoutait avec calme et recueillement ; il n’avait pas bronché quand le froid des ciseaux avait touché sa chair.

L’aide fit un geste pour indiquer que les préparatifs étaient terminés ; le prêtre s’interrompit. L’homme dit alors : « Je prie le monsieur de me couper une mèche de cheveux que M. l’aumônier enverra à mon frère. » L’aide abattit une touffe bouclée prise sur le sommet de la tête et la remit au prêtre, qui la serra dans le livre qu’il tenait à la main. « Où demeure votre frère ? » L’homme répondit. L’aumônier entendit mal, l’homme répéta, et voyant qu’il n’était pas compris, dicta lettre à lettre le nom du pays où il fallait adresser ce souvenir d’outre-tombe. La main du prêtre tremblait en écrivant ; le condamné, toujours assis, levait des yeux tranquilles sur les personnes qui l’environnaient. Si près de mourir, le vieil homme subsistait, car, de cette voix lente et traînarde qui lui était familière, il accusa encore ceux dont le témoignage lui avait mis le pied sur l’échafaud. L’aumônier se précipita vers lui pour chasser ces pensées mauvaises, le poussa dans l’angle du mur et lui mit ses lèvres contre l’oreille.

L’exécuteur, le chef de la sûreté, le directeur consultèrent leur montre et échangèrent un coup d’œil : Nous avons le temps. L’aumônier avait ramené le malheureux au milieu de la salle, sur le tabouret. Le fait est à peine croyable, il eut une sorte de regard nonchalamment ennuyé, comme s’il trouvait qu’on le faisait trop attendre. Parfois il haussait les épaules avec un mouvement qui semblait vouloir dire : Quel malheur ! et cherchait dans les yeux fixés sur lui un témoignage de compassion qu’il y rencontrait. L’aumônier tira de sa poche une petite fiole de vin, en versa le contenu dans un verre qu’il appuya aux lèvres du patient. Celui-ci but lentement, comme boivent les gens du peuple, en savourant, et dit : « Merci bien ! » Il fit un geste instinctif pour s’essuyer la bouche du revers de la main ; ses liens l’empêchèrent, une ébauche de sourire ironique effleura ses lèvres, et il baissa la tête.

Il était cinq heures moins quatre minutes ; la prison qui avait gardé le criminel le rendit à la justice, représentée par l’exécuteur. Deux aides prirent le malheureux par les coudes pour le soutenir : « Non, dit-il, je marcherai tout seul. » En traversant le vestibule du greffe, il adressa un dernier adieu aux surveillants. À ce moment, l’exécuteur mit la main sur lui et s’en empara en saisissant la courroie qui attachait les poignets, prêt à le soutenir s’il s’affaissait, à le pousser s’il reculait. On pénétra dans la cour. La grande porte, dont les verrous étaient tirés, fermait encore toute communication avec l’extérieur ; chacun des battants, poussés l’un contre l’autre, était tenu par un gardien. L’homme avançait aussi vite que le permettaient ses entraves ; à sa droite, un aide plaçait machinalement la main sous son coude ; à sa gauche marchait l’aumônier, qui priait à demi-voix. Derrière venaient l’exécuteur, ses deux aides, puis le directeur, le chef de la sûreté, le greffier de la cour impériale, quelques employés de la maison ; des soldats du poste, immobiles et comme consternés, regardaient, bouche béante. L’homme dit à deux reprises : « Vous tous, pardonnez-moi, pardonnez-moi. »

On avait dépassé le milieu de la cour ; les surveillants qui gardaient la porte l’ouvrirent d’un seul coup, et la guillotine apparut, rouge, sombre, horrible ; on ne voyait qu’elle ; on eût dit qu’elle remplissait l’horizon. Ce moment, tout attendu qu’il est, semble toujours inopiné, tant l’impression est violente ; les plus féroces, les plus endurcis parmi les criminels, — Lemaire, Avinain, — ont un involontaire mouvement de recul ; quelques-uns, — La Pommeraye, — sont envahis par une pâleur cadavérique qu’amène une dissolution anticipée ; d’autres, — Verger, — semblent mourir subitement et tombent sans plus de force qu’un chiffon mouillé. L’homme jeta un coup d’œil indifférent sur les bois de justice, et, se tournant vers l’un des assistants qui lui avait témoigné quelque intérêt, il dit : « Je voudrais savoir votre nom. » La personne interpellée entendit imparfaitement sans doute, car elle ne répondit pas. L’aumônier, s’adressant à elle, répéta la question et ajouta cette phrase d’une naïveté poignante : « Vous avez été bon pour lui, il voudrait conserver votre nom dans son souvenir. » À cet instant, on franchissait la porte ; il y eut un grand murmure dans la foule éloignée ; du haut de leurs chevaux, quelques gendarmes se penchèrent pour mieux voir ; le pauvre homme et l’aumônier s’arrêtèrent au pied de l’échafaud ; celui qui pardonne au nom de la justice divine embrassa celui qui allait mourir pour satisfaire à la justice humaine ; le patient baisa le crucifix, et le prêtre s’éloigna rapidement en détournant la tête.

L’exécuteur monta les dix marches et resta immobile sur la plate-forme, à gauche de la bascule. Dans ses vêtements noirs il paraissait gigantesque ; un silence profond comme la mort avait abattu tous les bruits. L’homme, soutenu par deux aides, gravit les degrés et se tint droit et roide devant la bascule. Le temps qu’il resta là est appréciable ; il avait les yeux fixés devant lui et n’articula pas une parole. Un des aides enleva d’un brusque mouvement la loque noire qui lui couvrait les épaules et se plaça à droite, debout contre le panier rouge, sur le couvercle duquel il posa la main. L’autre courut prendre son poste devant la lunette. L’exécuteur appliqua sa large main sur le dos du patient, le saisit par la courroie qui lie les deux poignets et le poussa en avant ; la bascule décrivit un quart de cercle entraînant l’homme avec elle. On entendit deux ou trois cris de femmes ; l’exécuteur fit jouer le ressort de la demi-lune, qui s’abaissa. L’aide prit l’homme par les cheveux, l’exécuteur tourna la poignée qui manœuvre le mouton : le glaive passa comme un éclair noir. Alors il y eut un éclaboussement de choses funèbres : à des intervalles successifs, mais qu’une rapidité vertigineuse rendait simultanés, on vit glisser le couperet, le sang jaillir, la tête bondir dans la manne, le corps y rouler et le large couvercle se rabattre. C’est terrible !

Quatorze secondes, calculées sur une montre à galopeuse, s’écoulèrent entre le moment où le condamné mit le pied sur la première marche et celui où le panier fut fermé. L’exécuteur descendit en courant comme pour fuir l’épouvantable théâtre sur lequel il venait de jouer le principal rôle. La manne est tirée hors de la plate-forme et poussée dans le fourgon qui l’attend, rangé au bas de l’échafaud. L’aumônier, revêtu du surplis, est monté dans sa voiture. Deux gendarmes partent au galop le long des murs de la Roquette. Le corbillard, le fiacre du prêtre, les suivent escortés par deux autres gendarmes. La foule s’écarte, et l’on peut voir au milieu d’elle des filles à la mode qui rient et agitent les bras avec des gestes imbéciles. Le cortège poursuit sa route grand train ; jamais enterrement n’est si rondement mené. On dirait que la justice et la société se hâtent de cacher l’œuvre qu’elles viennent d’accomplir. Tant qu’on est dans la rue de la Roquette, les gens s’empressent sur le seuil des portes ; place de la Bastille, boulevard Contrescarpe, place Mazas, nul ne se dérange ; les gendarmes seuls attirent les regards ; ils ont ralenti l’allure de leurs chevaux, et c’est au trot qu’on traverse le pont d’Austerlitz. Quelques volées de cloches lointaines sonnées au-dessus de Paris qui s’éveille semblent un appel aux prières pour celui qui n’a plus rien à démêler avec les hommes. Sur le boulevard de l’Hôpital, des bandes d’ouvriers alertes et causant se rendent à leurs chantiers ; quelques-uns s’arrêtent avec étonnement et s’interrogent.

Place d’Italie, on devine qu’on se rapproche du cimetière ; les curieux font quelques pas pour suivre les voitures, ils savent ce que le fourgon renferme et ils voudraient voir. Route de Choisy, devant une boutique qui porte pour enseigne : Ici on loue des voiles pour mariage et pour communion, une femme fit le signe de la croix et s’agenouilla ; sur la route d’Ivry, tous les cabarets dégorgèrent leurs buveurs, qui se rangèrent sur la chaussée ; quelques hommes ôtèrent leur casquette. On demanda un dernier effort aux chevaux en sueur et l’on entra dans le cimetière, dont les portes furent immédiatement refermées. On traversa des allées pleines de cyprès où les tombes amoncelées semblent manquer de place et se pressent les unes contre les autres ; on franchit une vaste palissade en planches, et l’on pénétra dans la partie réservée aux morts des hôpitaux, de la Morgue et aux suppliciés : c’est le Champ des navets. Rien n’est plus désolé ; la terre grise et laide est bossuée çà et là ; de larges tranchées sont ouvertes et attendent leur proie. Des herbes folles ont poussé, chardons, liserons, chicorées sauvages, ravenelles défleuries, et se moirent au souffle du vent ; une poule menait ses poussins à la picorée sur toutes ces tombes. Quelques croix de bois s’élèvent, portant une couronne aux branches. Dans la portion consacrée aux épaves de la Morgue, il y a même un vrai tombeau composé d’une stèle de pierre avec cette inscription : « À une petite fille inconnue âgée de trois ans environ ; témoignage affectueux de quelques âmes charitables ; le 9 juin 1866. » Au moment où le fourgon funèbre est arrivé près d’une vaste fosse commune creusée à l’avance, les nuages se sont subitement déchirés et le soleil a paru.

On a mis la manne par terre et on l’a ouverte ; la face du mort était violette et avait les yeux fermés. Les gens du métier affirment que la commotion est si rapide que la mort est instantanée ; la preuve qu’ils en donnent est celle-ci : le cadavre a les yeux ouverts ou fermés, selon que le glaive l’a frappé pendant qu’il ouvrait ou fermait les yeux. On enlève au corps les entraves qui lui liaient les jambes, les poignets et les bras ; s’il porte quelque vêtement qui ne soit pas absolument hors d’usage, ceux qui l’ont amené s’en emparent ; puis on traîne le panier près de la fosse, on le penche et on verse le cadavre, qui tombe avec des mouvements étranges, sinistres, car il a conservé toute son élasticité et il semble faire des gestes que l’absence de tête rend grotesquement horribles [17]. Un fossoyeur saute dans le trou, allonge le cadavre dans une altitude qui rassemble les membres, pose la tête entre les jambes et tend la pelletée de terre traditionnelle à l’aumônier, qui prie au bord de cette fosse immonde. Le prêtre bénit ce pauvre cadavre abandonné et s’éloigne très-troublé, très-ému, après avoir accompli la plus dure mission de son ministère. Alors un homme vêtu d’une blouse grise et qui se tenait à quelques pas devant un cheval attelé à un fourgon sur lequel on pouvait lire : Faculté de médecine, s’est approché du gardien du cimetière et lui a remis un ordre d’exhumation. Un commissaire de police requis à l’avance a dressé procès-verbal de cette opération, qui fut facile, car le corps était à peine couvert. Le cadavre a été livré à l’homme et porté, encore tiède, aux savants qui l’attendaient à l’École pratique de médecine.

Cependant les ouvriers charpentiers, aussitôt que l’exécution a été terminée, se sont emparés de l’échafaud, loin duquel la foule, déjà à demi écoulée, était encore maintenue. À grande eau et sur la place même, ils ont lavé l’instrument de mort ; ils ont essuyé le glaive humide, détaché le mouton, abattu les poteaux, dévissé les boulons ; par ordre et méthodiquement, ils ont enlevé toutes les pièces une à une, les ont renfermées dans le fourgon, qu’ils ont conduit sous le hangar qui sert de remise à la machine rouge. Les sergents de ville sont alors partis et des groupes se sont formés devant l’entrée de la Grande-Roquette. Les voitures des maraîchers, retenues à la barrière par des gardes de Paris à cheval, suivent la route qui les conduit aux halles, les boutiques s’ouvrent, la circulation est rétablie et la vie urbaine reprend possession de la place dont elle a été sévèrement éloignée depuis la veille. Tout le jour, des curieux stationnent sur les trottoirs et cherchent en vain quelque trace de l’événement de la nuit.

NOTE

[17] On peut remarquer sur le cadavre un phénomène physique identique à celui que produit la mort par suspension ou strangulation.

À suivre…

_________________
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MessageSujet: Re: Maxime Du Camp - « La Guillotine »   Maxime Du Camp - « La Guillotine » EmptyMar 21 Mar 2017 - 17:50

IV. — LES DELENDA.

La pose. — Le mot de la fin. — La peine de mort n’est plus que rarement appliquée. — Statistique. — « Ne faites pas l’enfant ! » — Le costume des exécuteurs et des aides. — Ce qu’on a déjà supprimé. — Cruautés inutiles. — Lenteur du trajet. — Modifications indispensables. — Exécutions à huis clos. — Exemple nul ou pernicieux. — État cérébral des suppliciés. — L’abolition. — Un mot d’Adrien Duport. — Legs du moyen âge.


Tous les condamnés ne meurent pas avec autant de simplicité et de résolution que celui dont j’ai parlé. Verger se roula par terre, lutta, se débattit, et quand il comprit que rien ne pouvait le sauver, entra dans une décomposition telle et si rapide, que la vie parut l’avoir abandonné avant qu’il fût mort. Lemaire, qui tuait afin que son nom fût mis dans les journaux, se jeta de lui-même avec frénésie sur la bascule. La Pommeraye, livide et morne, ne dit pas un mot ; il était si affaissé qu’on put croire qu’il n’avait plus conscience ni de lui-même, ni des faits extérieurs. Troppmann passa par des alternatives d’affaissement et de résignation ; jusqu’à la dernière minute il mentit et essaya de poser.

Quelques-uns, le peut-on croire ? cherchent le mot de la fin ; ils l’ont trouvé, façonné depuis longtemps et le prononcent face à face avec la mort. Avinain, qui insulta l’exécuteur et vomit contre lui des injures qu’on ne peut répéter, en gravissant les degrés, voyant les soldats qui entouraient l’échafaud, s’écria : « Adieu, enfants de la France ! n’avouez jamais, c’est ce qui m’a perdu ! » La plupart, dans les longues heures de la cellule, se sont promis d’être fermes, de donner un grand exemple, de faire même quelque chose d’extraordinaire qui restera à l’état de légende admirée parmi la population des geôles ; mais un grand écrasement se fait en eux, l’espérance, qui malgré tout a surnagé, est si brusquement déçue, qu’ils sont énervés du coup ; ils oscillent, ils ont peur, ils sont faibles et prouvent une fois de plus qu’il n’y a rien de commun entre le courage et la violence.

La peine de mort, si fréquente jadis, n’est plus appliquée aujourd’hui que dans des cas pour ainsi dire exceptionnels ; il faut que le crime soit particulièrement horrible pour que le jury se résigne à prononcer le verdict fatal et pour que le chef de l’État n’use pas de son droit de grâce. La loi du 28 avril 1832, qui concède aux jurés la faculté de déclarer qu’il y a des circonstances atténuantes, l’aversion personnelle pour la peine irrémissible que professent les souverains qui depuis 1830 se sont assis sur le trône de France, rendent cette terrible expiation de plus en plus rare. Du reste, les excellentes statistiques du ministère de la justice, qui, soit dit en passant, sont des modèles de méthode et de clarté, fournissent à cet égard des renseignements du plus haut intérêt.

De 1803 à 1825, 6 631 condamnations à mort ont été prononcées ; les deux périodes quinquennales les plus chargées sont 1803-1807, 2 094 condamnations ; 1816-1820 (époque de réaction royaliste), 1 986. Sur ce nombre de condamnés, combien ont eu leur peine commuée ? C’est ce qu’il est impossible de savoir, car nul document n’est là pour le dire. À partir de 1826, on marche avec certitude. De 1826 à 1830, 554 condamnations, dont 360 suivent leur cours. La révolution de Juillet éclate, les circonstances atténuantes permettent d’abaisser la peine d’un ou de deux degrés ; immédiatement le nombre diminue d’une façon sensible : de 1831 à 1835, 327 condamnations qui n’entraînent que 154 exécutions ; de 1836 à 1840, 197 condamnations, 147 exécutions ; de 1841 à 1845, 240 condamnations, 178 exécutions ; de 1846 à 1850, 245 condamnations, 85 exécutions ; de 1851 à 1856, 282 condamnations, 138 exécutions ; de 1856 à 1860, 217 condamnations, 120 exécutions ; de 1861 à 1865, 108 condamnations, 63 exécutions ; de 1866 au 1er janvier 1869, 56 condamnations, 31 exécutions. Ainsi, dans les huit dernières années, 134 condamnations n’ont été suivies que de 94 exécutions, ce qui ne donne pas 12 par an sur une population évaluée à 38 millions d’âmes. Depuis 1830 jusqu’à la fin de 1869, la cour d’assises de la Seine a prononcé 106 condamnations capitales, dont 49 ont été commuées. Dans une période de quarante ans, l’échafaud n’a donc été dressé que cinquante-sept fois sur nos places publiques. Si l’on pouvait citer en regard de ces chiffres le nombre des malheureux exécutés au siècle dernier, — je ne parle et ne veux parler que de justice criminelle, — on serait étonné de voir combien la législation, pénétrée par le progrès des mœurs et réagissant sur elles, s’est modifiée et adoucie.

Aujourd’hui on cache les bois de justice, on ne les montre que pendant le temps strictement indispensable ; il y a cent ans, le gibet, scellé dans la pierre, tendait son bras sinistre dans nos rues, et semblait toujours attendre le patient. Il ne se passait pas de semaine, pas de jour peut-être, qu’il ne reçût sa proie ; c’était une telle affaire d’habitude, qu’on n’y faisait guère attention, et que l’exécuteur pouvait dire à un prêtre condamné qu’il menait pendre et qui s’accrochait avec désespoir à l’échelle du gibet : « Allons donc, monsieur l’abbé, vous faites l’enfant ! » Mercier, qui raconte le fait dans son Tableau de Paris, s’indigne contre le costume de l’exécuteur qui, « poudré, galonné, frisé, en bas de soie, » fait son affreuse besogne aux applaudissements de la multitude [18].

Il n’aurait rien à reprocher aujourd’hui à celui qui manie le glaive de la justice, car sa tenue est aussi sévère que convenable ; mais que dirait-il de ses aides vêtus de costumes voyants et criards si peu en harmonie avec leurs redoutables fonctions ? J’ai regardé l’un d’eux, et je suis resté stupéfait : pantalon gris, redingote marron à collet de velours, cravate à mille raies, chemise de couleur. Pourquoi, par respect pour la justice dont ils exécutent les arrêts et pour l’acte lugubre qu’ils accomplissent, ne pas donner à ces hommes, qui sont pauvres et mal rétribués, un costume uniforme, noir, rappelant celui que portent les appariteurs des pompes funèbres, et qu’ils devraient revêtir au moment que l’on sait ? Cela serait grave et plus digne de la justice dont ils font l’œuvre. De plus, les aides doivent être jeunes, alertes, vigoureux, aptes à « donner un coup de main », s’il le faut, et n’être pas tels, que, par leurs mouvements lents, séniles, compassés, ils retardent les apprêts déjà si longs qui précédent le supplice.

Certes, depuis 1830 et successivement, on a fait, en cette déplorable matière, des progrès qu’il serait injuste de méconnaître ; mais il en est d’autres que l’humanité réclame impérieusement, qu’il est facile d’introduire dans les usages reçus et auxquels il est temps de penser. On a déjà supprimé le trajet de Bicêtre à Paris, la longueur du temps qui précédait l’exécution, de sept heures du matin à quatre heures de l’après-midi, la lecture de l’acte judiciaire notifiant le rejet du pourvoi en cassation, le transport du condamné sur une charrette, de la Conciergerie à la place de Grève. Il reste encore bien des choses à supprimer. En matière de pénalité, tout ce qui n’est pas rigoureusement indispensable est cruel et doit, à ce seul titre, être impitoyablement exclu de la loi. On réveille le condamné une demi-heure avant le moment fatal, c’est trop du double ; un quart d’heure suffit amplement à son lever, à la toilette et à l’absolution, à laquelle une captivité d’un mois, des entretiens fréquents avec l’aumônier l’ont préparé depuis longtemps. À quoi bon, lorsque ce misérable est réveillé, lui enlever sa camisole de force pour la lui remettre immédiatement après ? Pour sauver une chemise appartenant à l’administration des prisons ? motif inavouable, que le moindre sentiment d’humanité devrait faire rejeter sans discussion. Rien, aujourd’hui, ne peut excuser la toilette. Pourquoi cette vieille cérémonie révoltante, qui pouvait avoir sa raison d’être lorsqu’on portait les cheveux longs ou la queue, et que l’action du glaive manié par l’exécuteur même pouvait en être paralysée, mais que le poids, la violence irrésistible du couperet actuel rendent radicalement superflue, ne tombe-t-elle pas d’elle-même en désuétude ? pourquoi, si l’on tient absolument à la conserver, comme une tradition reçue des ancêtres, ne pas l’accomplir dans la cellule même du condamné, afin d’abréger les angoisses de celui-ci et de le délivrer rapidement de la torture qu’il subit depuis son entrée en prison, car, il faut le dire, la guillotine est bien plutôt la fin du supplice que le supplice lui-même ?

Le sujet mérite qu’on s’y arrête. Refaisons le trajet de la cellule [19] à l’échafaud avec cet homme dont un brusque avertissement a brisé l’énergie et amolli les muscles. Il sort de son cabanon, il traverse une antichambre, une galerie ; il gravit vingt-six marches d’escalier en vrille où deux personnes ne peuvent passer de front qu’avec une extrême difficulté ; il parcourt un corridor qui a plus de cent mètres de longueur ; il descend onze marches, puis quinze, il pénètre dans l’avant-greffe ; il s’assoit pour la toilette ; il franchit le vestibule, puis un perron de trois degrés, il traverse la grande cour de la Roquette, il sort de la prison, il s’avance encore de dix-sept mètres, puis enfin il lui faut monter les dix marches qui aboutissent à la plate-forme où la mort l’attend.

Cette promenade à travers des escaliers et des couloirs est simplement barbare. Quatre coups de pioche ouvriraient à côté de la cellule même, dans le mur d’enceinte, une porte par où ce malheureux pourrait être conduit de plain-pied au supplice ; ne peut-on, si l’on recule devant cette mesure, le faire passer par les cours intérieures, quitte à laisser apercevoir le funèbre cortège par les détenus, et éviter ces ascensions répétées ? Pourquoi dix marches à l’échafaud ? pourquoi cette flagrante contradiction ? On fait ce que l’on peut, et avec raison, pour empêcher le public de voir ce spectacle, et c’est sur une estrade élevée qu’on pousse l’homme qu’on veut dérober à la vue de la foule ! Puisque l’on vient d’expédier à Alger une guillotine sans escalier, pourquoi n’en pas faire construire une semblable pour Paris [20] ? Tout est trop lent, trop minutieux, trop théâtral, trop pénible, trop inutilement traditionnel. Il n’est pas jusqu’au transport du cadavre qui ne devrait être modifié ; à quoi bon, en effet, traverser tant de quartiers populeux en traînant ces restes lugubres et aller les enfouir à Ivry, quand le cimetière du Père-Lachaise est à la porte du lieu même de l’exécution ? Est-ce pour ne point déshonorer le champ de repos aristocratique de Paris ? Peuh ! les distinctions morales et sociales perdent singulièrement de leur importance dans ces sortes d’endroits-là !

Dans la voie des améliorations touchant à ces choses redoutables, on n’ira jamais assez loin, et les nations voisines nous ont clairement montré la route que l’on doit suivre. En Prusse, dans une partie des États de l’Allemagne, en Angleterre même, où les vieux usages ont une puissance si persistante, les exécutions capitales ont lieu aujourd’hui à huis clos, dans l’intérieur même des prisons, en présence d’un certain nombre de fonctionnaires, d’individus délégués, de mandataires de la presse, représentant la société et affirmant par leur présence cette publicité qui donne la dernière consécration aux œuvres de la justice. C’est là une modification excellente, qu’il faut nous approprier au plus tôt [21]. Que veut-on obtenir en conviant la foule à ce spectacle hideux ? La terrifier, lui prouver que la loi judaïque du talion existe encore au dix-neuvième siècle chez un peuple pratiquant une religion dont le fondateur a dit à son apôtre : « Remets ton glaive au fourreau ; » lui causer une impression profonde et durable ? Mais elle sait tout cela, cette foule ; il faut bien dire le mot, si pénible qu’il soit, elle vient là pour s’amuser ; on y rit, on y boit, on y chante ; pour un peu on y danserait ; on y a dansé. Un lendemain de mi-carême, plus de deux cents masques ont roulé jusqu’à la place de la barrière Saint-Jacques, sautant et cabriolant autour de l’échafaud sur lequel deux assassins allaient monter. Est-ce l’exemple qu’on poursuit et qu’on veut donner ? L’exemple est nul, pour ne pas dire plus. Le 5 août 1869, Momble, meurtrier d’une femme et d’un enfant, subit sa peine, en public, au grand jour ; tous les journaux racontent ses derniers moments ; le 25 du même mois, Troppmann commence la série de ses forfaits longuement médités. Dans les cinq jours qui ont suivi l’exécution de ce dernier, trois assassinats sont commis à Paris. Dans l’espace restreint de la rue Gerbier et de la rue de la Vacquerie, la foule ne peut rien voir ; elle n’atteint pas son but et la justice manque le sien. Haussés sur la pointe des pieds, gênés par les shakos des soldats, par les tricornes des sergents de ville, par les chevaux de la garde de Paris, par les arbres de la place, cinquante, soixante curieux au plus, réussissent à se rendre à peu près compte de ce qui se passe. Avec le système actuel, on n’arrive qu’à produire sur cette masse illettrée et corrompue une démoralisation qui est coupable, car elle peut être évitée. On redoute, je le sais, que le peuple, ne voyant plus la guillotine dressée publiquement, ne dise qu’on n’a pas donné suite aux arrêts de la justice. Qu’importent de telles rumeurs, et doit-on s’y arrêter ? Ce même peuple ne sait-il pas que les condamnés aux galères sont envoyés à la Nouvelle-Calédonie ? Qui le lui prouve ? Rien, et nul, pour s’en assurer, n’a demandé, j’imagine, à feuilleter les registres des ministères de la marine et de la justice. Un seul fait est à considérer : la loi doit être exécutée ; elle le sera aussi bien dans un préau de prison que sur une place de la ville, et la justice ne périclitera pas si l’article 26 du code pénal est abrogé. C’est là un progrès que notre état de civilisation réclame énergiquement, en attendant le progrès suprême, qui sera l’abolition pure et simple de la peine de mort amenée par l’adoucissement corollaire des mœurs et de la loi. Un mot profond a été dit : « La guillotine, c’est faute de mieux. »

Lorsque cette très-grave question viendra devant les législateurs [22], — et elle y viendra, — on fera peut-être bien de consulter les physiologistes, qui pourront, à cet égard, donner de graves renseignements. Ils diront que le cerveau de deux des derniers suppliciés, Lemaire et Momble, offrait des désordres d’une nature spéciale, La pie-mère adhérait à la matière grise, et cette adhérence gênant le jeu régulier des vaisseaux sanguins de la substance cérébrale et cérébelleuse est un des signes caractéristiques de cette maladie, que le docteur Rostan appelle méningo-encéphalite chronique, qui commence presque invariablement par la manie des grandeurs, par des besoins immodérés de fortune, et se termine par la paralysie générale. Qui sait si ces misérables, en commettant des crimes devant lesquels toute conscience se révolte, n’ont point obéi à la fatalité morbide de leur organisme ? On n’ose guère insister sur un pareil sujet, car le jour où la science et la loi se trouveraient aux prises sur cette question, les pénalités exagérées disparaîtraient de nos codes, et l’on triplerait les asiles d’aliénés.

N’est-ce pas du reste un spectacle douloureux de voir un groupe de quarante millions d’hommes s’imaginer qu’il ne peut vivre en paix qu’après avoir tué un de ses membres ? Il y a là un aveu de faiblesse et d’impuissance qui est fait pour étonner. Le châtiment qui ressemble à une vengeance est vicieux, car, sous peine d’immoralité, il doit servir à l’amendement du coupable. Il faut se rappeler le mot que le grand Adrien Duport a prononcé au début de la Révolution : « Une société qui se fait légalement meurtrière n’enseigne-elle pas le meurtre ? » Toutes les fois qu’un homme meurt, une force est anéantie, une force que peut-être on aurait pu employer à une œuvre d’intérêt collectif. Si l’Italie avait su utiliser ses condamnés à mort, il y a longtemps que les marais Pontins seraient desséchés, et que la malaria qui la dévore aurait disparu.

La peine de mort est un legs de ces temps sans merci qui ont autrefois pesé sur l’histoire : de plus en plus elle rentre dans l’ombre, les chiffres statistiques le prouvent ; peu à peu nos mœurs la repousseront et la loi la rejettera. Lorsque déjà elle sera abrogée de fait, elle ira rejoindre dans l’arsenal judiciaire que nous avons hérité du moyen âge, la diversité des supplices gradués, la torture, le pilori, le carcan, la marque, disparus pour toujours, et dont l’abolition n’a point mis la société en péril [23].

Appendice. — Le trajet du condamné se fait actuellement de plain-pied, ainsi que je l’ai dit dans une note, entre sa cellule et l’avant-greffe ; mais l’inutile et cruelle opération de la toilette subsiste encore, sans qu’il soit possible de deviner pourquoi ; l’échafaud a été débarrassé de l’escalier de dix marches dont l’ascension était si pénible ; aujourd’hui les bois de justice, privés d’estrade, posés directement sur le sol, ressemblent à un étal de boucher ; cette disposition nouvelle a cela d’excellent qu’elle abrège l’angoisse du malheureux et ne permet pas à la foule de l’apercevoir. On laisse encore le condamné languir trop longtemps et l’on retarde beaucoup trop la décision suprême : Joly (Alphonse-Eugène), condamné à la peine de mort le 29 octobre 1872, signe un pourvoi qui est rejeté le 14 novembre par la cour de cassation ; le recours en grâce, immédiatement adressé à qui de droit, reste en suspens pendant trente-quatre jours ; le condamné n’est exécuté que le 18 décembre ; cinquante et un jours entre la condamnation et l’exécution, c’est trop ; c’est là, il faut le répéter, une aggravation de la peine que nul n’a le droit d’appliquer.

L’exécuteur des hautes œuvres que j’avais vu « opérer » est mort le 29 mars 1872, il a été remplacé dès le 1er avril ; son successeur semble moins habile que lui ; il use de précautions excessives dont on pourra juger en lisant les passages suivants d’une lettre qui fut adressée au procureur général après l’exécution de Joly. « Extrait de sa cellule à six heures et demie du matin, le condamné a été conduit dans l’avant-greffe, assis sur le tabouret et immédiatement entouré par l’exécuteur et quatre aides. L’un des assesseurs lui a attaché les deux avant-bras l’un contre l’autre, avec une corde dite septain, mesurant 3  mètres 75  cent, et a fait dix tours ; les deux bras ont été liés à la hauteur des biceps par une corde double qui, déployée, a 2  mètres 30  cent. ; les jambes ont été entravées au-dessus des chevilles par une corde double qui, déployée, a 2 mètres ; une corde, dite ligotte, nouée aux entraves, rattachée à la ligature des poignets et à celle des bras, a été tournée deux fois autour du corps ; cette corde double ne mesure pas moins de 6  mètres 45  cent. : total 14  mètres  50 cent. de cordes pour immobiliser un homme qui est accompagné de l’exécuteur, de quatre aides, de trois gardiens, du chef de la sûreté, d’un brigadier du même service et qui est tenu sous chaque bras. Les poignets ont été si violemment serrés, qu’une heure après l’exécution les mains étaient violettes et que des traces de tuméfaction y subsistaient encore.

« La façon de procéder du précédent exécuteur était tout autre : trois paires de bracelets en buffle blanchi, reliés par une courroie de même matière attachaient les jambes, les poignets et les bras ; une longue lanière partant des entraves fixées à la cheville rejoignait la courroie des poignets ; une boucle armée d’un fort ardillon émoussé dont chaque bracelet était muni permettait d’opérer avec une extrême rapidité.

« Lorsque le condamné fut ficelé, on coupa le col et l’entournure de la chemise de façon à lui découvrir les épaules ; il avait absolument l’aspect d’une femme décolletée… un linge, si élastique, si résistant qu’il soit, ne peut offrir aucune résistance au couperet… La toilette est une inutilité barbare qui doit être supprimée. » Il est superflu de dire que les observations contenues dans cette lettre n’ont amené aucune modification dans les apprêts de l’exécution : le supplice final reste toujours précédé par une succession de supplices particuliers.

Depuis le 1er janvier 1869 jusqu’au 31 décembre 1873, 110 condamnations à mort ont été prononcées par les cours d’assises de France ; 46 ont été l’objet d’une commutation de peine ; en 1873, la cour d’assises de la Seine a condamné deux individus à mort, un seul a été exécuté.

NOTES

[18] Ce sujet tenait au cœur de Mercier, car, avant d’en parler dans son Tableau de Paris, il avait déjà dit : « Votre justice n’épouvante pas, elle dégoûte : s’il est au monde un spectacle odieux, révoltant, c’est de voir un homme ôter son chapeau bordé, déposer son épée sur l’échafaud, monter à l’échelle en habit de soie ou en habit galonné et danser indécemment sur le malheureux qu’on étrangle. » (Voir L’an 2440, note de la p. 91.)

[19] On peut être surpris que la Roquette soit si mal aménagée au point de vue des condamnés à mort ; cela tient à ce que dans le principe on n’y avait point pensé. C’est le 22 décembre 1836 que cette prison, primitivement désignée sous le nom de Petit-Bicêtre, fut constituée Dépôt des condamnés. Dés 1838 (14 mars) on se plaint qu’elle n’a point de localités convenablement disposées pour la garde des détenus frappés de la peine capitale. On remédia comme on put à cet inconvénient, on fit les cellules après coup, isolées des autres quartiers, et c’est ce qui explique, sans le justifier, la difficulté du trajet que le malheureux doit faire pour se rendre au lieu du supplice.

[20] Grâce à l’initiative bienfaisante de l’impératrice, le trajet sera dorénavant moins pénible, car, à sa recommandation, une porte a été ouverte qui permet au lugubre cortège de se rendre à l’avant-greffe en traversant les ateliers et sans être forcé de gravir les escaliers. La route est encore longue, mais du moins elle sera de plain-pied. De son côté, la préfecture de police s’était, à juste titre, préoccupée des lenteurs de la toilette ; elle désirait introduire dans ces funèbres et inévitables apprêts toutes les modifications que réclame l’humanité, et, au mois de juin 1870, elle avait chargé le chef du service de sûreté d’étudier la question au point de vue pratique, conjointement avec l’exécuteur des arrêts de la justice. (Voir Pièces justificatives, 7.)

[21] Le 25 février 1870, un projet de loi fut déposé, à ce sujet, au Corps législatif. Imparfaitement défini, mal présenté, plus mal défendu, dans la séance du 21 juin, il fut retiré avant le vote définitif, qui ne lui eût pas été favorable. (Voir Pièces justificatives, 8.)

[22] Il est à craindre que les crimes aussi bêtes qu’odieux commis par les hommes de la Commune ne fassent rejeter bien loin encore cette question, que jamais on ne se hâtera assez de résoudre. La Commune a cependant fait solennellement brûler l’échafaud, sans doute parce que les fusillades le rendaient inutile. (Voir Pièces justificatives, 9.)

[23] Les États qui ont déjà aboli la peine de mort sont : La Finlande, en 1826 ; la Louisiane, en 1830 ; l’île de Taîti, en 1831 ; l’état de Michigan, en 1846 ; le duché de Nassau, en 1849 ; le grand-duché d’Oldenbourg, en 1849 ; le duché de Brunswick, en 1849 ; le duché de Cobourg, en 1849 ; l’État de Rhode-Island, en 1852 ; la république de Saint-Marin, en 1859 ; la Roumanie, en 1860 ; le grand-duché de Saxe-Weimar, en 1862 ; le duché de Saxe-Meiningen, en 1862 ; le canton de Neuchatel, en 1863 ; les États-Unis de Colombie, en 1864.


Source : Maxime Du Camp - « Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle », Chapitre XVI : « La Guillotine »

https://fr.wikisource.org/wiki/Paris,_ses_organes,_ses_fonctions_et_sa_vie_dans_la_seconde_moiti%C3%A9_du_XIXe_si%C3%A8cle/XVI

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MessageSujet: Re: Maxime Du Camp - « La Guillotine »   Maxime Du Camp - « La Guillotine » EmptyDim 26 Mar 2017 - 23:19

Merci à vous Adelayde, je me suis régalé en lisant tout ce que vous nous aviez apporté, très bon travail, encore une fois merci ma chère madame
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