Dans la pièce
Thermidor de Victorien Sardou sabote les activités du bureau des détenus du Comité de salut public un certain Charles Labussière qui y a effectivement travaillé du 21 avril 1794 jusqu'à la chute des robespierristes et qui, en feignant un excès de zèle, se mit à s'y présenter la nuit pour mieux pouvoir détruire les dossiers d'instruction qui lui paraissaient inéquitables à la faveur d'un astucieux procédé de dissolution amorcé sur place et complété, au matin, à la rivière : «je les fais tremper dans ma cuvette où je les pétris, les triture et les mets en pâte. Après quoi je les tords en pelotes dont je bourre mes poches et je sors, je vais à la rivière, en quelque endroit écarté où, sous mine de me baigner ou de pêcher, j'émiette dans l'eau toute ma procédure qui s'en va doucement à la dérive».
Sous les initiales de J. C. T., l'ex-rédacteur du
Moniteur universel et futur préfet de l'Empire Jean-Charles Trouvé a exposé en détail dans le
Journal des débats du 23 juillet 1802 quelles étaient les nuits de Labussière avant ses saucettes matinales dans la Seine, le plus souvent aux bains Vigier du Pont-Royal :
«Pendant les six premiers jours il se contenta de cacher les pièces; cependant, comme le volume commençait à devenir très gros, et qu'il ne pouvait ni les emporter pendant le jour, ni même les garder cachées, il imagina de les faire disparaître pendant la nuit; en conséquence, il se rendait au Comité de salut public à une heure du matin, au moment où les membres de ce Comité étaient en délibération; il montait à son bureau, allait à sa cachette, y prenait les pièces, les faisait tremper dans un seau d'eau, et en faisait une pâte composant cinq à six boules qu'il mettait dans sa poche. Vers les six heures du matin il allait au bain, où il trempait encore ces mêmes boules de papier, déjà durcies par l'excessive chaleur qu'il faisait (c'était dans les premiers jours de Messidor), et les subdivisait en petites boules qu'il lançait dans la Seine par la fenêtre de la chambre de son bain.»
Avec la connivence de son supérieur immédiat Fabien Pillet qui lui trouvait des airs de «plaisant mystificateur» comme il l'avouera plus tard en rédigeant sa notice pour la
Biographie universelle de Louis-Gabriel Michaud, et peut-être aussi avec la complicité passive de leur patron Augustin Lejeune, un intime d'Antoine Saint-Just qui dès lors commençait à s'en détacher, de combien de sauvetages Labussière fut-il vraiment responsable entre les 1,153 qu'il s'est attribué dans une lettre au
Courrier des spectacles du 14 avril 1803 et les plus vraisemblables 200 que lui accordent Charles-Guillaume Étienne et Alphonse Martainville dans leur
Histoire du Théâtre-Français en 1802, il n'est pas facile de l'établir avec exactitude, mais ce qui par une étrange coïncidence ressort clairement de la nomenclature de ceux-là qui sont avérés, c'est que dans une large mesure ils ont bénéficié à la communauté artistique alors que Labussière lui-même, doué d'un esprit vif et facétieux, se plaisait dans ses moments de loisir à personnifier les niais sur les planches de théâtres de société comme le théâtre Mareux sur le boulevard Antoine, dont était l'un des piliers.
Parmi ses obligés figurent notamment Joséphine de Beauharnais, future Bonaparte, ce dont se souviendra le cinéaste Abel Gance dans son
Napoléon de 1927, le fabuliste Florian et Marguerite de Montansier, mais surtout les illustrations de la faction «noire» ou aristocrate des Comédiens-Français, soit treize actrices dont Louise Contat et Françoise Raucourt et quinze acteurs dont Fleury et Dazincourt incarcérés à Sainte-Pélagie et aux Madelonnettes en septembre 1793 après la censure de la
Paméla de François de Neufchâteau qui recelait cette tirade par trop indigeste au goût de leur principal détracteur Collot d'Herbois :
Ah! les persécuteurs sont les seuls condamnables
Et les plus tolérants sont les seuls raisonnables.À la suggestion, paraît-il, de Victorien Sardou, Jules Claretie a lui aussi louangé Labussière dans son feuilleton
Puyjoli :«Le jour venu, il alla aux bains Vigier, et comme le garçon qui lui donnait son billet lui disait en le regardant :
- Tu viens bien souvent, citoyen! Nous n'avons pas de client aussi assidu que toi!
La Bussière frappa de sa main contre ses vêtements à l'endroit où se trouvaient les dossiers, et dit très gaiement :
- C'est que j'ai une maladie de peau dont il faut que je me débarrasse!
- Alors, un bain sulfureux, citoyen?
- Sulfureux, si tu veux; ça ne peut pas faire de mal!
Tandis qu'il réduisait en bouillie et en boulettes les papiers arrachés au Comité, La Bussière, étendu dans sa baignoire, avec la double sensation heureuse du bain qui repose et de son oeuvre de salut :
- En voilà toujours, se disait-il, qui ne mourront pas aujourd'hui!»
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Les photos de cette notice sont tirées du
Napoléon d'Abel Gance et la notice elle-même provient du
200 ans de guillotine d'André Bertrand publié chez Amazon - ISBN 9798709790117.