- piotr a écrit:
- http://www.dna.fr/articles/200902/03/vers-la-mort-la-cigarette-aux-levres,faits-divers,000001285.php
Vers la mort, la cigarette aux lèvres
L'article paru dans l'édition des Dernières Nouvelles de Strasbourg du 8 mai 1937, jour de l'exécution de Lucien Sittler. (Archives DNA)
Alors que Charles Berling incarne Robert Badinter à l'écran, l'ancien bâtonnier Lucien Baumann, 98 ans, évoque l'exécution de Lucien Sittler en 1937. Tout jeune avocat strasbourgeois, il avait assuré la défense de celui qui reste dans la mémoire locale comme le dernier condamné à mort.
Le poids du temps n'y change rien. Si sa vue n'est plus tout à fait opérationnelle et ses jambes fatiguées par près d'un siècle d'agitation, sa mémoire, elle, est d'une remarquable acuité.
A bientôt 99 ans, Lucien Baumann est probablement le dernier à pouvoir raconter « de l'intérieur » ce qu'étaient les exécutions à Strasbourg. La dernière remonte au 8 mai 1937. « A 4 h 28, Sittler était projeté vers la guillotine, la cigarette aux lèvres. »
Lucien Sittler était l'auteur d'un crime « odieux », « d'une sauvagerie inouïe ». Au cours d'une nuit de juillet 1936, ce SDF de 21 ans avait tué à l'arme blanche un père de famille qui vivait dans un ancien bastion, à Illkirch-Graffenstaden, « pour lui voler son allocation de chômage ». L'épouse de la victime et leurs six enfants, qui avaient été témoins de l'horreur, avaient réussi à s'enfuir.
Les instruments du crime
présentés aux jurés
Agé à l'époque de 26 ans, Me Baumann a prêté serment quatre ans plus tôt. Le jeune pénaliste accepte de défendre l'assassin. Le retentissement de l'affaire dans l'opinion est considérable. A tel point que le procureur de la République en personne prend les réquisitions au procès, qui s'ouvre le 8 février 1937 devant les assises du Bas-Rhin.
Comme le veut alors la procédure, les pièces à conviction sont présentées au jury : deux couteaux - dont l'un a la pointe recourbée et maculée de sang - et une hachette dont le fer est presque décollé du manche.
« Une défense désespérée »
« J'ai su d'emblée que j'aurais une défense désespérée, se souvient l'avocat. Ma seule possibilité eût été que le psychiatre trouve dans le caractère profond de Sittler des causes atténuatoires de responsabilité ». Mais la déposition de l'expert a été « très dure ». La cour rend son verdict après une petite heure de délibéré. L'accusé aura la tête tranchée en place publique.
Lucien Sittler attend sa sentence depuis le quartier des condamnés de la prison, située rue du Fil. Le pourvoi en cassation formé par Lucien Baumann est rejeté. Même sort pour le recours en grâce qu'il formule auprès du président de la République, Albert Lebrun.
L'exécution est prévue pour le 8 mai, « lorsque pointe l'aube ». Un peu avant, le défenseur rejoint à la prison le procureur, le greffier et des fonctionnaires de l'administration pénitentiaire. « Nous descendons au cachot, vers la cellule du condamné. Deux gardiens enlèvent leurs chaussures et, pieds nus, s'approchent de la porte pour vérifier qu'il dort (le criminel ignore le jour de sa mise à mort, ndlr). Ils ouvrent brusquement la porte et sautent sur le condamné. Puis ils lui lient les mains et les pieds. »
Une cigarette et du rhum
pour « réconforter »
le condamné
« A ce moment-là, le gardien-chef lui annonce que le pourvoi est rejeté et que l'exécution va avoir lieu. Pour le "réconforter", on lui donne une cigarette et un verre de rhum. » Lucien Baumann se rappelle d'un « moment excessivement difficile à vivre. J'avais le coeur serré », confie le nonagénaire.
Sittler est ensuite « traîné dans le couloir, jusqu'à la chapelle ». Comme tout condamné à mort, il a droit à une petite messe d'un quart d'heure. Tout est minuté très précisément jusqu'à l'exécution, prévue à 4 h 30. « J'avais demandé au bourreau ce qui se passait s'il ne voulait pas de messe. Il a eu cette réponse qui m'a marqué : "Vous n'avez qu'à lui raconter des histoires". »
Dans la cour, « Monsieur de Paris » est prêt. Le bourreau Deibler (*) a dressé les bois de justice, installé les poutres et les montants de la guillotine. « Une centaine » de curieux s'est massée devant la grille métallique - ouverte pour l'occasion - qui donne sur la rue de la Fonderie.
A 4h 28, Sittler monte sur l'échafaud. « Je l'ai vu être projeté contre la planche et basculer. Après j'ai tourné la tête. » De ce supplice - le seul auquel il ait assisté durant toute son existence - l'ancien bâtonnier conserve un souvenir mitigé : « C'est à la fois une vision abominable et un immense soulagement. On n'a plus ça devant soi, c'est derrière. »
« La peine de mort
est pire que le Talion »
« Sade disait que l'échafaud, c'est l'abattoir solennel. Je partage, glisse Lucien Baumann. La peine de mort est pire que le Talion. On n'a pas le droit de prendre la vie de quelqu'un, quelle que soit l'horreur de son crime. C'est contraire à la raison pure. »
Après Lucien Sittler, plus personne ne sera exécuté à Strasbourg jusqu'à l'abolition de la peine de mort, en 1981. La victoire de Robert Badinter a réalisé l'espoir de tous ces avocats qui, comme Me Baumann avant lui, avaient plaidé l'horreur de la décapitation.
Antoine Bonin
(*) Fils de Louis Deibler, bourreau de 1879 à 1899, Anatole Deibler a exécuté 395 condamnés à mort entre 1885 et 1939, dont 299 en tant qu'exécuteur en chef, de 1899 à 1939.
L'échafaud
Poète et homme de lettres, Lucien Baumann est l'auteur de plusieurs recueils de poésie. Il compte près de 80 000 vers à son actif et travaille actuellement sur trois nouveaux livres. Dans L'échafaud, il retranscrit par les mots une émotion qu'il a vécue le 8 mai 1937.
Dans la cour de la prison
A l'aube blême et chagrine,
Supplantant potence ou poison
Se dresse la guillotine.
Dans la cour de la prison
Regard perdu, faciès hâve,
Est apparu le garçon
Dans la corde qui l'entrave.
Dans la cour de la prison
Un homme à la chemise ouverte,
Bête soumise et offerte
A l'implacable rançon.
Dans la cour de la prison
Corps projeté qui s'affale,
Bourreau pressant le bouton
Pour la peine capitale.
Dans la cour de la prison
Couperet quittant l'ogive,
Le choc et l'ultime frisson,
Sang qui gicle comme eau vive.
Dans la cour de la prison
Où la cruauté culmine
Le spectacle se termine
Pour que la justice ait raison.
Une lame qui tombe
Une tombe qui s'ouvre
Quand le calme retombe
C'est le néant qui s'ouvre.
Dernières Nouvelles D'alsace, Mardi 03 Février 2009. - Tous droits de reproduction réservés