Ce matin, vers 10h30, dans ma boîte mail, j'ai eu le grand plaisir de trouver un message de mon responsable d'édition, Joseph Vebret.
En pièce jointe, la seconde version de la maquette du "Couperet de l'éternité"... avec intégration de photos !
Joseph m'avait dit qu'il considérait que le texte se suffisait à lui-même (ce qui est fort flatteur pour moi, j'en conviens), mais je suis resté convaincu qu'un certain nombre d'images devaient compléter le tout. Pour nous tous qui connaissons la guillotine dans ses moindres détails, c'est peut-être superflu d'illustrer pour montrer les différences entre modèle Schmidt et modèle Berger, mais pour le novice ou le simple curieux ?
Bref, mon avis a eu gain de cause, et c'est peu dire que je suis satisfait en parcourant les pages de la maquette quasi-définitive.
Je dis quasi-définitive, parce que Joseph me demande une ultime relecture, certain que quelques fautes ont échappé à nos vigilances cumulées... et aussi en me signalant la présence d'une page blanche qui pourrait accueillir une toute dernière photo.
Et celle-ci se trouve en tête du chapitre consacré au bagne de Guyane.
Mon choix s'arrête donc sur cette carte postale :
Pourquoi ? Parce que c'est celle qui est la mieux cadrée, à mon sens, même si j'apprécie cette autre image.
Choisir une image, c'est bien joli, mais il faut une légende.
Vais-je me contenter de répéter "Une exécution au pénitencier de Cayenne" ? Sûrement pas, si je peux faire mieux.
D'ailleurs, cette carte postale m'intrigue. D'où vient-elle ? De quand date-t-elle ?
Un coup d'oeil sur un site de vente de vieux documents me permet d'apprendre une chose : un des exemplaires de cette carte, proposée à un prix exorbitant, a été datée et tamponnée en 1904.
Cela réduit beaucoup les recherches chronologiques.
En effet, les deux guillotines Berger destinées à la Guyane font partie du lot de six machines construites à l'été 1890. Donc, on peut déduire que la photo en question a été prise entre 1891 et 1904.
On avance.
Si on regarde la carte, on lit deux noms : "J.Maurel, photo-éditeur, Toulon" et "Cliché feu L.Joseph" (tout du moins sur la version dont je dispose).
En cherchant un peu, on arrive sur cette page http://www.portraitsepia.fr/photographes/maurel/ qui nous apprend que Maurel, de son vrai nom Jules JOSEPH (1859-1924) était bel et bien photographe à Toulon, sa ville natale.
N'est-ce pas curieux ? Maurel s'appelle en fait Joseph.
Et l'auteur du cliché porte le même patronyme.
Hop, petit tour sur un site de généalogie...
Qui m'apprend le résumé de la vie d'un nommé Louis-Baptistin Joseph, né à Toulon en 1857, mort à Nouméa en 1900... et sous-chef de bureau de l'administration pénitentiaire.
Vous commencez vous aussi à sentir que la piste est bonne ?
Sur l'acte de naissance, confirmation : au vu des identités de leurs parents, Louis et Jules sont deux frères. Louis a donc pris la photo et transmise sans doute par courrier à son frère, qui en a fait la carte postale.
Sur le registre matricule, il est bien fait mention de Nouvelle-Calédonie, comme sur le site de généalogie. Louis s'y est marié, le 1er septembre 1894, et il y a vu naître deux enfants, une fille en 1895, puis un garçon en 1899.
Mais je parviens à lire ceci : "Commis principal de 1ere classe à Cayenne du 11 mai 1894".
Voilà qui réduit encore un peu plus les recherches.
Cette date du 11 mai correspond à une nomination, indiquant selon toute évidence la présence de Louis Joseph en Guyane à cette date précise.
Le trajet Guyane Nouvelle-Calédonie n'est pas de ceux qui se pratiquent en un claquement de doigts. On parle de plusieurs semaines de trajet... On peut donc supposer qu'il n'a pas fait sans cesse des aller-retours entre les deux bagnes durant cette décennie, c'eût été long et coûteux...Et il ne pouvait évidemment pas manquer d'être présent à son mariage en Nouvelle-Calédonie le 1er septembre suivant.
Donc, la photo a été prise avant août 1894.
La mention "exécution à Cayenne" ne me plaisait pas.
Surtout "dans la cour du pénitencier".
Nous savons tous qu'avant 1939, les exécutions en privé n'étaient pas la norme.
Cayenne ne voyait d'exécutions qu'à l'entrée de sa maison d'arrêt.
Et un coup d'œil sur une photo de ladite prison permet de constater que la configuration des lieux de cette exécution photographiée n'a rien à voir avec l'impasse où se trouve la prison de la préfecture.
Saint-Laurent-du-Maroni, peut-être ?
Pas davantage, là aussi en faisant la comparaison. D'ailleurs, à cette époque, Saint-Laurent avait été préservée. On n'y avait plus vu la machine depuis près de trente ans.
Une dernière possibilité : l'île Royale.
Regardez bien cette image.
Ne trouvez-vous pas les quatre fenêtres de droite comparables à celles de la photo d'exécution ?
Pour ma part, je crois que conclure que c'est bien à Royale que cette photo a été prise n'est pas une hypothèse tirée par les cheveux.
Au vu de la date, il est tout aussi légitime de déduire que le bourreau qui fait plus ou moins face à l'objectif est Louis Auguste Chomet.
Dernier point : est-ce là une reconstitution ?
Là, ce n'est que mon opinion, mais je pense que non.
La photo n'a pas été prise par un photographe de presse, mais par un employé de la pénitentiaire, et apparemment un gradé. La loi de censure de photographie d'exécution n'a été au fond strictement soulignée qu'à compter de 1909. Alors une quinzaine d'années plus tôt, sur une île où les surveillants sont les maîtres...
Il est possible qu'on assiste là aux dernières secondes de vie de l'homme attaché sur la planche.
Et au vu de la liste des patients de Chomet, il est même probable de définir précisément l'identité du condamné.
Car Chomet a revendiqué 17 exécutions à son actif comme chef, et il est devenu exécuteur en chef fin 1889.
On sait que les bourreaux - et la presse - ont plus tendance à enjoliver les chiffres plutôt qu'à les réduire.
Chomet, dans ses courtes Mémoires, raconte ainsi son parcours.
"
C’est delà que Monsieur le Directeur de l’Administration pénitentiaire me promu au service de Contre-Maitre au quartier disciplinaire, aux incorrigibles et du peloton de correction. Deux ans je remplis ces fonctions. Après l’Exécuteur le nommé Levantou manqua trois exécutions à la file, il leur manqua d’achever la décaputation, pris son couteau pour terminer l’opération. Ces messieurs de l’administration voyant que c’était un homme que l’on ne pouvait pas compter sur lui et qu’il tremblait en arrivant près des bois de justice, c’est dela que Monsieur le Directeur Vérignon me fit appeler au service intérieur et me demanda si je voulais remplacer ce maladroit qui n’avait pas de sang froid. Il me dit : Vous êtes condamné à vie mais je vous jure sur ma parole que vous ne ferez pas 15 ans ; c’est dela que tous ces messieurs de la Comission disciplinaire, le Commandant des Iles qui était Monsieur Leloup me dit : Vous voyez Chaumet vous devriez accepter la place d’Exécuteur puisque l’on veut s’intéresser de votre situation et après réflexion, je répondis j’accepte et j’ai signé deux feuilles qui m’ont été présentées par M. le Directeur de l’Administration pénitentiaire.
Cinq mois après j’ai encore signé deux autres feuilles venant du Ministère relatant ma nomination d’éxécuteur des hautes œuvres de l’A. P. de la Guyane Française, ces feuilles m’ont été présentées le 24 novembre 1889.
Le 24 décembre de la même année j’ai exécuté deux européens Boniel et Berdelos, le 6 janvier 1890, deux annamites, la cinquième exécution eut lieu trois années après en 1893 ; ce fut un arabe du nom de Salah le 23 mai.
Le 24 octobre 1894 le nommé Coulimarie bourbonnais qui m’avait servi d’aide dans mes deux premières exécutions doubles était guillotiné immédiatement après la révolte qui eut lieu à St Joseph le 21 octobre dans laquelle deux surveillants perdirent la vie. Il voulait pas rester aux Iles, il avait demandé son envoi à Cayenne où s’étant évadé, il désarma un surveillant militaire dans la brousse. Il était condamné à mort le 1er octobre 1894.
Le 4 novembre suivant, ce fut le tour du nommé Fabre, condamné par le tribunal criminel de Cayenne pour assassinat commis à St Joseph.
Tanneur, ancien concessionnaire et Rabiah, ancien contre-maitre des locaux disciplinaires des Ruches furent exécutés en 1896 à deux mois d’intervalle.
Le 7 janvier 1897, Pascal de nationalité espagnol était décapité.
1898 fut une grande année. Le 4 mars je fis une double exécution Amati, italien, et Jean Mougin.
Chaufin qui assassina le Commandant du pénitencier des Roches le 14 juillet fut exécuté le 21 du même mois ; vint ensuite le meurtrier du docteur à Cayenne dont le nom m’échappe qui fut exécuté le 4 septembre. cette série se termina par la décapitation d’un ancien relégué condamné aux travaux forcés dans la colonie pour assassina sur un de ses co-détenus et qui s’était rendu coupable de voies de fait sur le conducteur des travaux au Maroni : je me souviens plus de son nom, il fut exécuté en octobre ; je ne fus appelé à remplir les fonctions que le 5 mars 1900 pour un nommé Guise originaire de la Martinique.
Le 29 août 1900, 4 heures du matin, l’on vient me chercher de l’Ile Royale pour emballer les bois de justice et le même jour à 11 heures j’ai embraqué sur le « Cappy » qui fit route vers Cayenne. Les bois de justice furent remisés au pénitencier. Le 3 septembre après les ordres qui m’étaient données j’ai monté la guillotine sur la place de la geôle et j’ai exécuté à 5 h 45 du matin le Cyril Galibi, originaire de la Martinique condamné à mort par le Tribunal criminel de Cayenne.
Mes sept premières exécutions sous la présidence de M. Sadi Carnot, les huit suivantes eurent lieu sous la présidence de M. Félix Faure, et les deux dernières sous celle de M. Loubet. Ce qui fait un total de 17 exécutions du 24 septembre 1889 au 3 septembre 1900 sur 103 condamnations à mort prononcées par les tribunaux."
Sa comptabilité n'est pas sans défaut.
Bonnis et Berdellou ont été suppliciés le 6 mai 1889, à une date où le bourreau officiel était Julien Leventoux, qui le resta jusqu'à l'exécution ratée de Toussaint le 5 décembre suivant.
Ceci dit, ils sont sans doute les premiers guillotinés de la carrière de Chomet comme aide, et le fait est que la première exécution de chef de Chomet fut également une double, celle des deux annamites, Nguyen-van-Chanh et Vo Van Nghiem, suppliciés le 6 janvier 1890. Comme je disais plus haut, on imagine mal un homme en train d'oublier les exécutions auxquelles il a personnellement procédé, mais se mélanger un peu les pinceaux au fil du temps, cela n'aurait rien d'impensable.
Comme Chomet l'affirme, il y a eu un hiatus significatif de 1890 à 1893.
Le 23 mai 1893, Chomet décapite Si Salah ben El Mouhoub, ex-condamné à mort gracié.
L'exécution suivante, c'est celle de son ancien aide, Quilimari, qui a lieu le 24 octobre 1894.
Or, le 24 octobre 1894, Louis Joseph n'était plus en Guyane.
Et le 6 janvier 1890, la nouvelle guillotine Berger n'était pas encore arrivée sur Royale.
Donc, cela réduit les possibilités à une seule : Si Salah ben El Mouhoub.
On aurait pu remarquer qu'il a été exécuté à la fin du printemps et qu'à 6 heures du matin, le 23 mai, le soleil est bien haut dans le ciel, favorisant des clichés à la différence d'une exécution prise en janvier, mais nous nous trouvons en zone équatoriale, et entre l'hiver et l'été, l'heure du lever de soleil varie au plus de vingt minutes, pas davantage...
Alors, qu'en pensez-vous ?
A votre avis, puis-je en toute quiétude légender cette photo en affirmant qu'il s'agit de l'exécution de Si Salah ben El Mouhoub, le 23 mai 1893 sur l'île Royale, de la main du bourreau Chomet ?