Je reviens sur l'article d'hier. Pour préciser que les exécutions au yatagan, en Algérie, ont continué bien après 1845 et longtemps après l'introduction de la guillotine dans ce pays. L'extrait de l'ouvrage de Félix Morand, ci-dessous, confirme que pour l'administration coloniale cette méthode de mise à mort était beaucoup plus économique qu'un déplacement couteux de la guillotine. Voici le récit d'une exécution à Constantine, le 5 mars 1849 :
"Les deux malheureux qu'on allait exécuter étaient deux jeunes Arabes nommés, l'un Mabrouk, l'autre Abdallah-ben-Aïd, coupables de meurtre sur un de leurs coreligionnaires, fils d'un officier de spahis de la garnison de Sétif. Mabrouk avait monté le coup, mû par un désir de vengeance, et Abdallah, moitié serviteur, moitié compagnon de la victime, spahis lui-même, et au service de l'occupation française, s'était laissé corrompre et avait attiré son maître et ami dans le piège. Le meurtre avait été commis le 2 mai 1848 et, malgré ce qu'a de sommaire la justice rendue par les conseils de guerre, les condamnés avaient attendu plus de dix mois l'application de la sentence.
L'exécution était indiquée pour le 5 mars, au lieu habituel des supplices, sur la place dite de la Brèche, terre-plein situé en dehors de la porte principale de Constantine. Un ancien collaborateur de la direction des affaires d'Algérie, que je retrouvai à Constantine dans les services militaires, m'offrit pour l'exécution une place aux fenêtres du Magasin à blé qui s'ouvrent sur la place.
A sept heures précises, le lundi, par une matinée glaciale, un carré d'infanterie de ligne et de Turcos (fort belle milice indigène, en turbans blancs, hauts-de-chausses et caftans bleu de ciel galonnés d'or) vint se former sous nos pieds. Les deux malheureux condamnés, vêtus de longues chemises blanches, les pieds nus, les mains liées derrière le dos, s'avançaient entourés de gendarmes français à pied et à cheval et de gendarmes maures. Introduits dans le carré, ils furent placés précisément en face et à quelques pas de nous : derrière eux et à quelque distance, s'élevaient deux poteaux surmontés d'écriteaux énonçant leur crime et leur condamnation. Ils furent, non pas agenouillés, mais assis sur la terre nue, le visage tourné vers le soleil levant, dont les rayons, pâles encore, commençaient à percer la brume. Dans le rapide instant où je vis ces deux hommes pour la première et ultime fois, je fus on ne peut plus frappé de leur contenance et de Ieur visage que j'aurai, je crois, toujours devant les yeux. Ils étaient fort jeunes tous deux (de vingt à vingt-cinq ans à peine), réguliers de traits, le teint pâli ou plutôt blanchi à l'excès par le long séjour de la prison, l'obscurité et la privation du grand air. Leurs têtes, que le barbier avait cessé de raser depuis qu'elles étaient promises à un autre glaive plus terrible, étaient couvertes d'une longue et abondante chevelure brune qui descendait presque au niveau de leurs épaules, et contribuait, avec cette blancheur de teint insolite chez les Arabes, à donner à tous deux une physionomie européenne qui ajoutait au sentiment de pitié dont nous étions pénétré. Le froid pénétrant qui régnait nous faisait grelotter aux fenêtres : ils ne tremblaient ni de peur ni de froid.
Pendant que le greffier de la justice militaire leur lisait leur sentence (inutile, absurde, inhumaine formalité !), l'exécuteur, placé derrière eux, un grand Turc, déjà vieux, à longues moustaches grises, mal accoutré d'un turban jaune et d'une veste bleue râpée, allait de l'un à l'autre, leur imposant les mains et leur adressant la parole d'une façon toute paternelle, les alignant et les courbant tout à sa guise, leur montrant à tenir la tête et leur tressant la chevelure pour la commodité du coup. Quand enfin la sentence fut lue, Tobriz (l'exécuteur), tirant rapidement du fourreau un court yatagan qu'il portait passé à sa ceinture, frappa le plus jeune des patients, Abdallah, placé devant lui à sa gauche. Le coup fut donné légèrement et sans aucun effort visible. Abdallah s'inclina en avant, respirant ou du moins s'agitant encore. Sur le point de passer au second condamné, l'exécuteur, comme par une sorte de scrupule d'humanité, revint sur le premier avec un sang-froid incroyable et, lui mettant le pied sur le cou, l'acheva en un tour de main, sans pourtant détacher la tête, ce qui est formellement contraire aux habitudes musulmanes, par les raisons bien connues tirées de leur foi religieuse. Vint le tour du second : ici commence une véritable scène d'horreur. Apparemment, le malheureux complice d'Abdallah n'avait pu, à la vue de son compagnon égorgé, contenir, tout stoïque et résigné qu'il fût, un tressaillement d'épouvante. C'est ce que du moins prétendit l'exécuteur pour sa justification. Quoi qu'il en soit, non-seulement le glaive porta à faux sur le second condamné, mais un deuxième, un troisième coup le laissèrent debout, tout couvert de son sang, qui lui ruisselait dans la face, et se redressant sous le fer. L'exécuteur, tout aguerri qu'il fût à semblable métier, sembla perdre un instant la tête. Enfin, un quatrième coup mieux porté que les précédents termina cette boucherie.
Les deux corps furent laissés sanglants sur la place pour servir d'exemple et de salutaire effroi aux indigènes, exhibition inutile, car de tels spectacles émeuvent fort peu les Arabes, et, tandis qu'on décapitait Mabrouk et Abdallah, un grand nombre de ces fatalistes, groupés à peu de distance, s'occupaient de leurs ventes et de leurs achats, ou conversaient paisiblement, sans souci de ces malheureux. Un bateleur kabyle avalait des serpents, et partageait avec la tragédie jouée sur la place de la brèche l'attention de la multitude. Pourtant, dans la journée, quelques fidèles vinrent ramasser les deux suppliciés, lavèrent leurs plaies aux fontaines sacrées et leur donnèrent la sépulture.
L'impression profonde d'horreur et de dégoût que j'emportai de cette scène punit ma curiosité, et j'en ressentis physiquement l'effet plusieurs jours durant. C'était cependant un habile chaouch que ce Tobriz; il avait dans sa vie coupé deux mille têtes : dans une seule nuit, il avait décapité deux cents Arabes de la tribu d'Abd-el-Nour. Mais, si ce n'est l'âge, l'inaction avait rouillé ce bras terrible. Le froid du matin lui avait engourdi le poignet, dit-il, puis le second supplicié n'avait pas été assez ferme. Telles furent les excuses qu'il fit valoir auprès du bureau arabe, où on le gourmanda vivement sur sa maladresse. Depuis la chute des Turcs, cet homme est presque sans emploi et sans ressources. Il tient une petite boutique de cafetier, au produit de laquelle il joint le casuel des exécutions à mort. Je l'ai souvent rencontré depuis, notamment dans la journée même de l'exécution, fumant avec sérénité dans le quartier arabe de Constantine, où ses fonctions officielles l'entourent d'un certain relief. Deux heures après la lamentable affaire de la matinée, je le vis passer, comme toujours, la pipe en main, causant sans nul trouble avec un de ses coreligionnaires. Je ne comprenais pas leur entretien; mais, comme, dit lord Chesterfield, avec un peu d'observation «on devine par la contenance des gens ce qu'ils se disent, bien qu'on ne puisse entendre un mot de leur discours. » Tobriz, négligemment, et entre deux bouffées de tabac, expliquait le faux coup du matin à son interlocuteur, bien plus mortifié évidemment de l'échec fait à sa réputation d'artiste et de fine lame que du surcroît possible de souffrances imposé à de misérables Arabes.
Maintenant, si l'on veut savoir pourquoi l'instrument de supplice dont on a doté l'Algérie [la guillotine], et dont on s'est servi une seule fois à Constantine, n'a pas été employé depuis, en voici le triste motif : l'instrument dont il est question coûte de transport, de frais de déplacement et autres, une somme assez forte (dix-huit cents francs, me dit-on), tandis que Tobriz fait et fournit les exécutions à mort, avec un immense rabais : il touche vingt-cinq francs par tête. Espérons que la tragédie, dont nous venons de rendre un compte fort adouci, contribuera à couper court à ce système économique. La France est endettée, c'est vrai, mais elle est encore assez riche pour payer son humanité."