La Presse, n° 6 675 du 30 septembre 1910
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La guillotine à Rodez - Le satyre Téry est mort crânement
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« Celui-là est vraiment épatant ! » n'a pu s'empêcher de dire M. Deibler
(de notre envoyé spécial)
Rodez, 29 septembre.Dans le calme d'une belle nuit d'automne, rafraîchissante et douce, une nuit de rêve, constellée d'étoiles, toute baignée de lune, la guillotine a dressé ses bras jamais assouvis de l'étreinte de mort, sous l'ombrage des ormes, boulevard Galy.
C'est à peine si le bourdonnement lointain d'une foule houleuse et compacte, maintenue à une grande distance par de solides barrages, est parvenu jusqu'à elle.
L'assassin, cet odieux Jean Téry, a été brave, d'une bravoure déconcertante qui n'est peut-être pas exempte de quelque fanfaronnade. Il ne se faisait, je crois, aucune illusion sur le sort qui l'attendait, et dernièrement encore, ayant le vague pressentiment que l'heure de l'expiation était proche, il répétait, à ses gardiens :
- Bah ! je n'ai pas peur du couteau, et s'il faut y aller, on ira.
Il a tenu parole, et la réalité a prouvé que ces paroles n'étaient pas la boutade d’un vantard qui veut affirmer un courage qu'il ne ressent pas. Par son attitude indifférente et ferme, son langage insouciant émaillé de mots ironique et gouailleurs, Jean Téry a surpris ; il a créé autour de lui une atmosphère de gêne et de malaise qu'ont profondément ressentie les fonctionnaires et les magistrats qui l'ont assisté dans ses derniers moments.
- Celui-là est vraiment épatant, n'a pu s'empêcher de dire M. Deibler, répondant à M. Seilhan, procureur de la République, qui lui demandait son opinion.
Épatant, en effet : le mot est juste.
Le réveilTéry dormait quand, après avoir longé les corridors humides et noirs du vieux cloître des capucins, depuis de longues années transformé en prison, préfet, procureur, juge, officiers s'arrêtèrent devant sa cellule. Le claquement du verrou tiré, le grincement aigu de la porte tournant sur ses gonds, le réveillèrent. Ses yeux mi-clos, entrevirent d'abord la figure bien connue de l'aumônier qui se penchait sur sa couche, éclairée par le rayon d'une lanterne. Puis la cellule s'emplit de la lumière des flambeaux haut portés par les gardiens. Il vit son jeune avocat, M° Colomb, il reconnut les autres.
Alors il comprit. Sa bouche se crispa dans un rictus nerveux, ce fut la seule marque de défaillance qu'il donna ; parmi ceux qui le regardaient, quelques-uns seulement la saisirent au passage, une seconde elle effleura ses lèvres et s'évanouit aussitôt.
Tout de suite Téry se ressaisit, fut sur pieds, solide, nerveux, à peine pâlot. Il ditau procureur :
- Soyez tranquille, je suis courageux, vous le voyez, je le serai jusqu'au bout.
Et le condamné prit la main de son défenseur.
- Il faut, au moins, que je vous remercie de ce que vous avez fait pour moi et que je vous serre la cuillère » avant de partir.
Dégagé de la camisole de force qui, depuis cent jours entravait ses mouvements, il s'ébroua comme s'il sortait d'un bain ; puis, seul, il passa son pantalon, chaussa ses souliers. Mais voici qu'il s'inquiète :
- Est-ce qu’il fait froid ? Si je prenais mon tricot. Il me semble que ce serait plus raisonnable. Je me porte bien, je ne veux pas partir en voyage avec un rhume.
On le laissa faire à sa guise. Il endossa son tricot et, d'un pas résolu, bien assuré, se dirigea vers la chapelle. Pendant vingt minutes, avec une attention soutenue, assis entre ses gardiens, il suivit l'office et reçut la communion.
Au greffe Téry philosopha :
- Voyez-vous, il faut mourir un jour ; que ce soit un peu plus tôt ou un peu plus tard, nous y passerons tous. Aujourd'hui c'est mon tour, demain ce sera celui d'un autre. Au fond c'est la même chose : la forme importe peu.
Le dernier adieuAu seuil de la mort, ce misérable eut une pensée émue pour sa vieille mère.
- Vous lui écrirez, maître, demanda-t-il à son avocat, vous lui direz que je ne l'ai pas oubliée, que je lui demande pardon et que je l'embrasse bien fort comme quand j'étais petit.
La tète inclinée sous les ciseaux qui, largement, entaillaient sa chemise, il murmura :
- Pauvre bonne femme, elle doit avoir bien de la peine.
Et s'adressant une fois encore à son défenseur, il ajouta :
- Dites-lui d'embrasser aussi Louise Moujot et mon gosse, qui est à. Aurillac.
Cette révélation in extremis fut une surprise. Téry avait donc eu une maîtresse, un enfant : jusqu'à ce jour, tout le monde l'avait ignoré. D'aucuns affirment qu'il a menti. Pourquoi ? Dans quel but ? On ne le saura jamais : d'ailleurs, qu'importe, ce n'était pas le moment d'interroger, l'heure de l'expiation approchait.
Là-haut, du côté de l'est, au-dessus de la tour dentelée de la cathédrale, les étoiles pâlissaient, les unes après les autres ; par groupes, elles s'évanouissaient sous la marche rapide d'une petite tache blanche et rose qui, maintenant, s'élargissait à vue d’œil.
Sous le couperetDe la prison, deux cents mètres restaient à franchir pour arriver devant la façade du Palais de justice. Le fourgon, qui menait Téry au supplice, longea une ruelle étroite et déserte, déboucha sur le boulevard Galy sous une bordée d'injures, de vociférations et de coups de sifflets. Ce fut violent, spontané et sans suite.
Téry se courba sous la toiture du fourgon, trop basse pour sa haute taille ; sur les marches de l'escabeau de bois, il se redressa et d'une voix claironnante, cria :
- « Salut ! » Le condamné allait continuer quand l'aumônier le prit aux épaules et lui donna l'accolade.
Alors, seulement dans une volte-face brusque, il vit la guillotine que lui masquait le fourgon. Il alla droit vers elle, s'élança sur la bascule qui plia et, sans un geste de révolte, sans ce soubresaut de résistance instinctive qu'ont tous les suppliciés, il offrit son cou au couteau.
Le Petit Parisien, n° 12 389 du 30 septembre 1910