Voici un aperçu des premiers débats des médecins des années 1790 sur la persistance de la pensée chez les décapités, des débats qui sans jamais s'interrompre complètement se sont poursuivis de manière récurrente jusqu'à l'abolition de la peine de mort en 1981 :
Pendant le Directoire, au lendemain de la Terreur, la possibilité d'un cogito post-mortem, soulevée dans les tomes 3, 4 et 5 du
Magasin encyclopédique de 1795, divise la communauté scientifique :
«Dans la tête séparée du corps, diagnostique l'anatomiste
Samuel Thomas Sömmering dans le tome 3, le moi reste vivant pendant quelque temps et ressent l'arrière-douleur dont le col est affecté (...); il est vraisemblable que la sensibilité peut durer un quart d'heure, vu que la tête, à cause de son épaisseur et de sa forme ronde, ne perd pas sitôt sa chaleur».
Après avoir étudié «la mémoire de la douleur» chez les amputés, le chirurgien
Jean-Joseph Sue, père du futur romancier Eugène Sue, se range à cet avis dans le tome 4 en glosant habilement sur Charlotte Corday dont la tête tranchée, souffletée sur une joue par un valet du bourreau, aurait rougi des deux tant «l'indignation» l'aurait enflammée, ce qui «prouve évidemment qu'après la décollation il y a indubitablement encore dans le cerveau un reste de jugement et dans les nerfs, un reste de sensibilité» : «Quelle situation plus horrible que celle d'avoir la perception de son exécution, et à la suite l'arrière-pensée de son supplice?»
Intime de Mirabeau et co-créateur de la guillotine mise au point à Bicêtre où il travaille souvent,
Georges Cabanis est sûr de son fait comme il l'affirme dans le tome 5 du
Magasin : «Un homme guillotiné ne souffre ni dans les membres ni dans la tête; sa mort est rapide comme le coup qui le frappe : et si l'on remarque dans les muscles des bras, des jambes et de la face, certains mouvements ou réguliers ou convulsifs, ils ne prouvent ni douleur ni sensibilité; ils dépendent seulement d'un reste de faculté vitale, que la mort de l'individu, la destruction du moi, n'anéantit pas sur le champ dans ces muscles et dans leurs nerfs».
Ne l'envisage pas autrement
Georges Wedekind, médecin à l'hôpital militaire de Strasbourg qui, dans
Le Moniteur universel du 11 novembre 1795, se dit convaincu qu'une «lipothymie mortelle» découle sans délai de «l'exinanition des vaisseaux du cerveau» provoquée par l'éclatement des enchevauchures du cou : «Peut-il y avoir une perte du sang plus grande, et effectuée avec plus de vitesse, que par la section de tous les vaisseaux du cou? Cette évacuation ne se fait pas seulement par les veines, elle se fait encore par les artères. La contractibilité des vaisseaux suffit déjà pour produire à l'instant une telle exinanition des vaisseaux du cerveau, qu'elle doit être suivie d'une lipothymie mortelle».
Abonde à son tour dans le même sens l'éminent chirurgien
Marc-Antoine Petit pour qui «la douleur ne survit pas à la décollation», tel qu'il l'expose dans son
Discours sur la douleur prononcé à l'Hôtel-Dieu de Lyon le 18 novembre 1798 :
«On peut observer, à la vérité, des mouvements dans les yeux, les lèvres, les paupières d'une tête séparée; on peut voir les joues se colorer momentanément; mais ce sont là des mouvements animaux, des phénomènes d'irritabilité, et non le produit d'une douleur sentie et jugée; ils ne prouvent pas plus la colère de la tête, que la main qui se ferme quand on pique les muscles du bras, après l'amputation, ne démontre l'envie de frapper...
«Non, j'en ai la consolante assurance, vous n'éprouvâtes point d'atroces douleurs, vous n'eûtes point le sentiment prolongé de vos maux, infortunés que frappa la hache impie des bourreaux de ma patrie! vos maux furent tout entiers dans l'horreur du présent, dans le souvenir du passé, dans l'idée surtout de l'épouvantable avenir auquel vous abandonniez tout ce qui vous était cher; mais ce fer qui vous immola, qui vous rendit au calme des tombeaux, ce fer ne fut point ennemi, et vous parut moins cruel que vos juges et vos bourreaux».
En tenant pour irréparable la disjonction des «organes vitaux» du coeur et du cerveau, le sympathique polygraphe Louis-Sébastien Mercier renchérit en 1799 sur Cabanis, Wedekind et Petit dans un article de son
Nouveau Paris intitulé «Est-ce un supplice doux que celui de la guillotine?» : «Si l'on est absolument curieux de savoir si réellement le patient souffre et pendant combien de temps il souffre, mathématise-t-il suivant leur logique constrictrice, on peut répondre que sa douleur est en raison du temps que l'instrument tranchant met à opérer la décollation», soit à peine deux fulgurants centièmes de seconde d'après les calculs de Martin Monestier dans
Peines de mort. Histoire et techniques des exécutions capitales des origines à nos jours (éditions du Cherche midi, 1994, p. 225).
Louis-Sébastien Mercier