Deuxième partie de l'article du journaliste
Marcel Montaron intitulé
Le carré des suppliciés, paru dans le magazine
Détective. Voir la première partie de l'article concernant l'inhumation de Gorguloff :
https://guillotine.1fr1.net/t1693p15-inhumation-des-supplicies-au-cimetiere-d-ivry?highlight=iVry° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° ° °
Le fourgon noir, son panier et son escorte sont repartis. Les spectateurs de la sinistre cérémonie quittent à grand pas le cimetière. Et le mouvement de la rue les absorbe si vite, que la vision de l'assassin de l'illustre vieillard s'efface dans la grisaille de cette longue avenue de banlieue, toute entière soumise à la loi du travail.
Pour moi, je vois encore le cou déchiqueté du supplicié et j'entends encore monter, devant l'échafaud, ses dernières paroles chantantes comme une plainte d'agonie :
—
Russie… Sainte Russie !Au bord de la mort Gorguloff, n'avait point changé son visage de fou mystique. S'il fut un simulateur, il faut avouer qu'il a joué ce rôle jusqu'à cette suprême minutie où nul ne songe plus à tromper.
Pour ceux qui le veillèrent jusqu'au matin de l'expiation, Gorguloff laissera surtout le souvenir d'une extraordinaire absence d'angoisse.
Depuis son retour à la Santé, depuis le 27 juillet, il menait une existence apparemment normale. Il mangeait bien. On ne lui ménageait pas la nourriture. Viande à tous les repas. Double ration de vin et de légumes. Un quart de vin au déjeuner comme au dîner.
Et ceux qui l'observaient à travers le judas de sa cellule, toujours éclairée, pouvaient remarquer qu'il dormait bien.
Nulle gène apparente, nul trouble extérieur dans le sommeil de cet homme condamné à mourir. Nulle plainte non plus.
Il avait, comme tous les condamnés à mort, les pieds entravés par des chaînes, et on ne lui détachait les mains que pour lui permettre de manger. Il ne se plaignait jamais. Il semblait atteint d'une sorte d'anesthésie physique qui lui faisait oublier la meurtrissure des chaînes et des menottes. Et c'est sans un mot de révolte qu'il descendait le matin, ainsi entravé, à la sinistre promenade dans la cuve des morts-vivants. Mais il écrivait avec ardeur. Le besoin d'écrire est fréquent chez les condamnés à mort. Il est si violent que même les illettrés l'éprouvent. Chez Gorguloff, cela devint une sorte de passion. On peut même dire que les feuillets qu'il a rédigés pendant les cinquante jours qui ont procédé son exécution formeraient, reliés, un véritable volume.
Il écrivait à tout le monde : à Maîtres Henri Géraud et Marcel Roger, ses avocats. Au docteur Legrain, qui soutint à la barre la thèse de la défense. Au procureur général qui réclama sa tête. Aux directeurs de plusieurs journaux parisiens. Et même au roi d'Angleterre, à qui il faisait part de ses conceptions en matière de régime politique. Lettres incohérentes, contradictoires, reconnaissantes ou furieuses, reprochant aux mêmes personnes de l'avoir défendu à la barre des Assises et d'avoir déshonoré son idée.
Car il ne cessait de parler de sa fameuse idée. Ce n'était moins d'ailleurs une idée politique, comme au début, qu'une idée mystique, qu'un culte, dont il était à la fois le prophète et le propagandiste. Voilà ce qui le hantait désormais. Plus de vingt fois il s'était mis à écrire son testament, de sa grosse écriture d'écolier appliqué, qu'il encadrait parfois d'étranges ornements, de signes de musique et de croix entourées guirlande…
Lorsque ce testament, cet sorte d'évangile nouveau qu'il voulait, avant de mourir, offrir au monde, fut terminé, il en éprouva une grande joie et ne songea plus qu'à convertir à son culte ceux qui le visitaient.
Pitoyable, sa malheureuse femme venaient lui rendre visite chaque mardi. On l'amenait dans le parloir des condamnés à mort, une sorte de double cage, séparée en deux par une grille de fer, et derrière laquelle apparaissait bientôt entre deux gardiens et un brigadier, l'homme enchaîné promis au bourreau. Gorguloff écoutait avec indifférence sa femme parler de sa prochaine grossesse, de l'enfant qui allait naître. Extasié, il ne savait que répondre :
—
Je fais chaque jour de nouveaux disciples. Tu verras, tu te convertiras, toi aussi, à mon évangile. Maintenant je peux mourir. Pourquoi ne suis-je pas enfin guillotiné ? Qu'attend-on ?Or, un jour, comme Me Henri Géraud, qui ne cessait, lui aussi, avec Me Marcel Roger, de lui rendre visite, lui demandait :
— Mais enfin, quels sont les disciples dont vous parlez constamment ?
—
Mais, mon cher maître, c'est vous, c'est Me Marcel Roger, ce sont mes gardiens, et c'est surtout la petite hirondelle qui passe chaque jour devant les vitres de ma cellule… Tenez, écoutez, mon cher maître…Et Gorguloff relisait de sa voix chantante les neuf commandements de son évangile :
«
Amis, aimez chaque fleur, chaque être car c'est la nature. Ne tuez rien qui soit vivant et qui ne veut pas vous tuer de même. Mais défendez vous contre chaque ennemi qui vous attaque. Car l'attaque et la défense c'est la loi de la nature. Amen ! »Il lisait aussi les grandes fêtes naturistes prévues par son calendrier vert :
«
Fête des fleurs, fête de la moisson, fête de la vigne, fête des oiseaux du monde où des processions religieuses partiront pour donner à manger aux oiseaux sauvages. Du 22 janvier au 22 mai, enfin, grand carême de la vie où il est absolument défendu de tuer tout ce qui est vivant… »Maître Géraud écoutait, rêveur, les divagations de Gorguloff et songeait qu'il avait tué précisément le chef de l'État en plein mois de mai.
Ainsi Gorguloff, s'enfermant dans son rêve mystique et délirant attendant cinquante jours l'heure de l'expiation dans sa cellule de mort-vivant.
— Ca va, Gorguloff , lui demandait son gardien.
—
Ca va répondait-il, j'ai encore fait un disciple.— Ah ! et qui ?
—
Le Directeur de la prison.Gorguloff dormait profondément lorsque le verrou de sa cellule fut tiré de sa gaine. Trois gardiens entourèrent le lit. Le gardien-chef se pencha sur l'homme et lui toucha l'épaule :
— Gorguloff, réveillez-vous, nous avons quelque chose à vous dire.
Le condamné ouvrit tout grand ses yeux, s'assit sur son lit et compris. L'avocat général Gaudel était là et lui faisait connaître que l'heure du châtiment était arrivée.
Tout s'était passé dans un calme impressionnant. Et pourtant, si feutrés que fussent les pas dans le long couloir de la septième division de la haute surveillance, des coups de poing retentirent derrière l'une des portes verrouillées. Une voix s'éleva. Celle d'un autre condamné à mort. Lanio, l'assassin de l'agent Verjus. Peu d'hommes, comme ceux qui sont promis au couperet du bourreau, savent épier les bruits de la prison et les déchiffrer un par un…
— Qu'est-ce qu'il y a ?, cria Lanio, la sueur au front.
Un gardien courut à son judas :
— Couche toi . Ce n'est rien. Quelqu'un de malade.
— Je parie que c'est Gorguloff, répliqua Lanio.
Gorguloff , qu'on aidait à s'habiller, n'avait pas encore prononcé un mot. On lui tendit la chemise de soie qu'il portait les premiers jours de détention. Et c'est machinalement qu'il enfila son veston. Cela avait duré, montre en main, vingt-deux minutes.
Puis ce fut, dans la chapelle improvisée des condamnés à mort, la brève cérémonie religieuse. Pour ne pas prolonger les affres du pénitent, le pope Gillet avait décidé de lui donner la communion sous les deux espèces. Gorguloff s'agenouilla devant le pope, dont la pâleur accentuait la longue barbe noire, taillée en pointe. Mais il ne répondit pas longtemps aux pieuses invocations du prêtre. Et rien n'était plus dramatiques que les chantantes litanies entrecoupées des véhéments propos du condamné :
—
On n'a pas écouté mon idée. L'Europe court à sa perte. Je suis la victime des anarchistes et des communistes.— Amen, psalmodiait le père.
Il y avait là, sur un escabeau, un flacon de rhum et deux cigarettes.
Gorguloff refusa les cigarettes et avala le verre de rhum qu'on lui tendait. — un verre de rhum grand comme un verre de cuisine.
Puis il tomba dans une sorte de torpeur dont il ne devait plus se départir, comme si le rhum, tel un bienfaisant poison, eût soudain supprimé sa conscience et sa douleur.
Presque tous les condamnés à mort se plaignent, au moment de la toilette, quand, leur veste tombée, les aides de Deibler leurs ligottent les bras dans le dos.
— Attention ! vous me serrez trop ! disent-ils.
Gorguloff, insensible à tout, n'éleva aucune protestation. Ces lèvres remuaient à peine et c'est comme un chant plaintif qui sortait maintenant de la bouche de l'homme qui allait mourir.
A l'intérieur du fourgon qui, lentement, interminablement, roule vers le boulevard Arago, Me Henri Géraud a posé sa main sur l'épaule du condamné.
Rien de plus tragique que ce dernier tête à tête dans la lueur tremblante de la lampe tempête qui éclaire, dans la sombre guimbarde, le visage livide de l'homme qui a tué et que l'on va tuer.
On a épuisé les dernières paroles de réconfort. Et chaque tour de roue vous rapproche de l'échafaud.
— Gorguloff, je vais voir votre femme tout à l'heure, votre femme qui m'a chargé de vous embrasser. Que dois-je lui dire ?
—
Je veux que mon enfant fasse, si cela se peut, un médecin, et qu'il soit élevé dans la haine du bolchevisme.
Le fourgon a stoppé. Déjà les aides soulèvent le colosse pour lui faire descendre les marches de la voiture, et l'un deux s'apprête à lui envoyer, en pleine poitrine, le coups de poing qui oblige le condamné à tomber en avant sur la bascule fatale.
Je suis retourné au carré des suppliciés. Cinq jours s'étaient écoulés. Il ne restait aucune trace de la tombe de Gorguloff. Mais j'ai revu le même fourgon funèbre, les mêmes gardes à cheval, les mêmes fossoyeurs, et il s'en fallut de peu pour que la fosse, qui avait reçu le corps du régicide, servit à inhumer, ce matin-là, Lanio, le tueur d'agent.
Marcel Montaron.