Exécution de 13 indochinois.
Relation de
Louis Roubaud [1884-1941], journaliste, romancier, grand reporter.
Dans son livre dans
Les enfants de Cain — Grasset, Paris 1925, édition originale, ensuite plusieurs éditeurs —, Louis Roubaud fut le premier à révéler l'existence des
colonies pénitentiaires pour enfants et la maltraitance, parfois terrible, qui pouvait s'y pratiquer.
La camisole pour les filles.
Source : Enfants en justice.
Il écrivit également une série d'articles pour le quotidien
Le Petit Parisien suite aux reportages (
*) qu'il avait effectué en
Indochine française, notamment sur la révolte de Yên Bai, du 10 février 1930, où six officiers et sous officiers français de la garnison militaire avaient été tués. De nombreuses condamnations à l'encontre de participants indochinois à cette révolte, et dans d'autres toutes proches, furent prononcées par la Commission criminelle de Yên Bai, dont trente-neuf à la peine capitale. Dans la matinée du 17 juin 1930
treize( de ces condamnés furent guillotinés.
(
*) Réunis dans «
VIET NAM - La tragédie indo-chinoise » : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k58052821.langFR
Source : Impress Travel.
Transcription des câblogramme de Louis Roubaud au Petit Parisien , relatifs à l'exécution, à Yên Bay, de treize condamnés à mort indochinois :
« Viet Nam ! vite Nam ! Patrie du sud !
Ici le petit jour régimentaire se confond avec la nuit. Il est 6 heures, il n'y a pas vingt minutes que le soleil s'est annoncé en colorant de carmin le bois des Laquiers… et tout est fini.
Treize hommes ont subi le châtiment.
Cela se passait dans un pré qui aurait pu être un terrain de foot-ball et qui est encadré par quelques bâtiments neufs, sans étage, propres et coquets, de stylo colonial : La caserne de la garde indigène, la maison des passagers...
Je logeais dans la maison des passagers et j'ai été éveillé cette nuit par des voix, des ordres, des coups de marteau. On dressait la machine à cinquante mètres de ma chambre à coucher ! Je suis sorti en sandales et en pyjama et j'ai aperçu dans la cour de la caserne indigène de longues caisses rangées comme des dominos, j'en comptai quinze et je demandai :
— Ils sont donc quinze ?
—
Non, treize, mais le chiffre a été tenu secret jusqu'à la dernière minute et nous avons compté largement pour ne pas être pris au dépourvu.Je suis rentré, je me suis étendu sous la moustiquaire, sur mon drap moite. Le travail était fini au milieu du pré. Les coups de marteau ont cessé, les voix sont tues. Le silence s'est emparé de la nuit, les insectes se sont emparés du silence.
La sauterelle dit : « cricri », le margouillat dit : « tectec »; le toquet dit : « tock que », la cigale brise ses entrailles sonores et le crapaud buffle meugle comme un ruminant. Pourtant, ce vacarme est encore du silence lorsque nul être ne parle plus.
C'était une nuit d'été tonkinois, si chaude qu'on aurait voulu demander grâce, toute remplie d'humidité, empestée ou parfumée — on ne sait plus — par la pourriture végétale. Des cancrelats mordorés avaient entrepris l'ascension de mon lit, de stupides sauterelles se heurtaient contre l'ampoule électrique que j'avais laissé allumée. Au bout d'une heure ou deux, les hommes sont revenus, mais on les entendait à peine : huit cents pieds nus de tirailleurs frappaient l'herbe. La garnison de Yen-Bay se rangeait en carré aux quatre limites du pré. Je me suis habillé et j'ai rejoint un groupe d'Européens qui se tenaient devant le mur de la garde indigène. En face de nous, de l'autre côté du champ, derrière la haie des deux sections de tirailleurs et de la section de l'infanterie coloniale, je voyais le public indigène assez réduit et parfaitement silencieux.
A cinq heures moins cinq, le premier homme déboucha en haut du petit raidillon qui conduit de la prison à la prairie. Je dis le premier homme, c'était plutôt un groupe : quatre fantassins coloniaux, baïonnette au canon, deux fantassins coloniaux sans armes, pour parer à la défaillance physique des suppliciés pendant le court trajet. La petite troupeétait conduite par le résident de Bottini. Elle atteignit, au pas accéléré, cette chose qui était surgie peu à peu de l'ombre, qui s'était dessinée dans l'aurore et qui ressemblait à un agrès de gymnastique. La guillotine à ras de terre, une planche à peu près de la taille d'un homme, est dressée devant la lunette. Les soldats s'écartent, le petit supplicié en sarrau blanc apparaît. Alors, M. d'Hanoï, le bourreau annamite, lui met la main sur l'épaule et lui parle, il le conduit sans cesser de l'exhorter jusque devant la planche qui bascule comme une trappe.
— Que lui a t-il dit?
—
Il lui a dit : n'aie pas peur, on ne sent rien…Le petit groupe est retourné à la prison pour chercher le suivant.
Treize fois, M. de Bottini a interrompu l'homme en train de tirer avidement les bouffées de tabac noir par le tuyau de la pipe à eau, la caïdieu, et il a signé treize levées d'écrou. Presque tous les condamnés avaient accepté, avec le verre de chum-chum, les bons offices des missionnaires, les pères Méchet et Dronet, qui leur proposaient de transmettre leurs dernières volontés à leurs familles, presque tous ont écrit une ultime lettre.
Les deux derniers exécutés ont été Pho Duo Chinh, « Droit et Vertu » et N'guyen Thai Hoo ou le « Grand Professeur ». L'un était le lieutenant, l'autre le fondateur et président du parti nationaliste annamite.
Avant eux avaient expié : Bui le Conciliant, Bui lo Messager, N'Guyen le Pacifique, Ha le laborieux, Duo le Mesquin, N'Guyen le Prospère, N'Guyen le Bienfaiteur, N'Guyen, le Charitable, N'Guyen le Puits de pierres précieuses, Ngo le Séducteur, Do le Quatrième fils. Tous m'ont paru marcher sans forfanterie et mourir simplement.
Afin que le secret de l'exécution fût gardé jusqu'au dernier instant, les treize condamnés ont été transférés, pendant la nuit, d'Hanoï à Yen-Bay, par train spécial. La machine est arrivée sournoisement, dans l'obscurité. En ville, nul ne se doutait de rien. Le fourgon qui transportait la guillotine a croisé devant la place du marché une colonne de pitres et de clowns qui faisaient en musique la parade, dans les rues de la ville, pour attirer le public jusqu'à leur cirque ambulant.
Yen-Bay, 12 juin 1930, 12 heures.
Il était six heures, ce matin, lorsque je vous ni câblé. J'ai dû me hâter, je n'ai pu tout dire. Avant l'aurore, autour de la machine éclairée par quelques lampes électriques, ceux qui avaient surveillé le montage parlaient pour attendre l'heure légale et parce que les minutes semblaient longues. Parmi eux se trouvaient quelques inspecteurs de police qui avaient voyagé cette nuit même d'Hanoï à Yen-Bay, dans le wagon de quatrième classe, avec les treize. Ils se communiquaient leurs impressions sur chacun. Pendant quatre heures de trajet, ils les avaient vus vivre leurs dernières heures. Des condamnés, liés par une main, deux à deux, conversaient familièrement entre ceux de leurs gardiens qui parlaient l'annamite et avec le père Dronet, l'aumônier de la prison d'Hanoï, qui avait entrepris de les catéchiser.
Du était lamentable et se prétendait innocent.
— C'est vrai, appuyait Pho Duc Chinh, aussi vrai qu'il me faudrait trois têtes pour payer ma part, la tête de ce pauvre Du est de trop.
Deux autres agonisants, effondrés dans un coin, accroupis à la mode annamite, demeuraient silencieux, blêmes de peur. Mais les neuf autres s'efforçaient de s'encourager.
— Nous allons être bien accueillis à Yen-Bay, disaient-ils, nous allons trouver sur le quai de la gare nos chers camarades Hoang,Tiep, Thuyet et Luong !
C'étaient les noms de quatre hommes exécutés dans cette ville le 8 mai dernier.
—
Nous ne sommes pas des criminels, mais des vaincus.N'guyen, le Grand Professeur, discutait avec le père Dronet.
— Pourquoi voulez-vous que je me repente ? je ne regrette rien. Et il citait les vers français :
Mourir pour sa patrie,
C'est le sort le plus beau,
Le plus digne d'envie...
Ngoc Thinh — Puits de pierres précieuses — s'informait auprès d'un inspecteur :
— Le sergent Bouhior est-il mort?
—
Malgré les trente coups de coupe-coupe que tu lui as donnés, il s'est rétabli. Ce n'est pas de ta faute.— Alors il est juste que je meure.
Ceux qui rapportaient ces paroles concluaient :
— Ce sont tous des orgueilleux, ils ont crâné toute la nuit.
Pourtant, le matin, avant l'aurore, le père Dronet et le père Mechet parvinrent à convaincre la plupart des intraitables. Dans neuf cellules, ils versèrent l'eau sur le front, déposèrent le sel sur la langue des neuf condamnés qui avaient accepté, peut-être pour prolonger leur vie de quelques minutes, d'être baptisés in extremis.
J'ai dit que pour aller de la prison au champ du supplice, les hommes, les mains liées derrière le dos, montaient un petit raidillon. Ce raidillon est surplombé par une sorte de talus,
bordé d'une barrière de bambous et où s'élèvent des paillotes. Les habitants des quatre ou cinq maisons s'étaient groupés pour voir monter les condamnés. Lorsque passa Dao Van N'hit, un garçon de vingt ans que soutenaient deux robustes légionnaires, on entendit une voix de femme :
—
0 cha oi em oil !C'était la mère. Ses paroles voulaient dire :
Oh ! hélas ! mon petit enfant !En arrivant sur la prairie, N'guyen Van Cuu, dit « Le Charitable », s'écria :
— Toi xin noi (je veux dire quelque chose)
Mais un légionnaire lui appliqua une main sur la bouche. Quelques instants après, Nguyen Van Thinh, « Le Prospère, » commença :
—
Viet Nam...Il fut bâillonné de même. Et de même encore les autres.
—
Viet Nam !... Viet Nam !… Viet Nam!...
Patrie du Sud I... Patrie du Sud !...J'entendis cela plusieurs fois et le mot retentissait encore à mes oreilles lorsque j'aperçus le dernier condamné, Nguyen Tai Hoc, le Grand Professeur, le visage gras, une barbiche de lettré. Il souriait ! d'un sourire simple, sans contrainte, et il saluait la foule n inclinant la tête. Lui aussi, d'une voix
forte et bien timbrée entonna : «
Viet Nam !...» et la main du légionnaire étouffa son cri.
Ayant vu mourir ces hommes, je suis allé cet après-midi dans la caserne, au fort, dans les petites villas d'officiers, où erraient encore les ombres d'autres suppliciés.
—
Dans cette pièce obscure, me dit un officier, j'ai aperçu mon camarade Jourdan étendu. Il tenait à la main une lanterne électrique allumée dont le réflecteur était dirigé par un hasard tragique sur son visage. Je pris la lanterne, je secouai mon ami, il était mort.
Dans ce lit, Bouhier a été lardé au coupe-coupe. Devant cette grille, le sergent Damour était étendu, le crâne scalpé,le ventre ouvert, les bras tordus...
Sous cette véranda, la pauvre petite Mme Robert, une jeune femme de vingt-quatre ans, avait traîné le corps de son mari, tué dans la salle à manger. Mme Robert a passé toute la nuit serrée contre le corps qu'elle ne voulait pas abandonner. De ses mains, elle comprimait sur le front du cadavre la cervelle jaillie d'une horrible blessure.
Viet Nam ! Viet Nam !... Patrie !... Cruelle Patrie !... »Source : GALLICA ( Livre
VIET NAM - La tragédie indo-chinoise ).
Têtes des guillotinés de Yên Bay.
Source : http://hoanghaithuy.files.wordpress.com/2008/06/yenbai1.gif
L'imagerie populaire :
2012-04-28 par Adelayde
Le Petit journal illustré, 1930 - n° 2045.
Source : forumvietnam.fr
Appel d'une organisation communiste.
Source : Centre des archives d'outre-mer, Aix-en-Provence.
* A remarquer la représentation d'un poteau d'exécution, et non d'une guillotine. L'on pensait peut-être — parce que les victimes françaises de la révolte étaient tous des militaires et que des militaires autochtones figuraient parmi les condamnés — que les exécutions s'effectueraient par fusillade.