Octobre 1886.
Un article du journaliste Louis Lambert sur un homme de coeur qui visita et assista les condamnés à mort jusqu'à la guillotine.
Jean-Baptiste Faure.
(1833-1893)
CHEZ M. L'ABBÉ FAURE
Aumônier de le Grande-Roquette Il s'est trouvé, hier, un homme qui, au moment même où il allait être exécuté a eu le triste courage de dire : «
Allez vous-en ! » au prêtre qui s'efforçait de lui faire accepter les consolations de la religion. L'assassin, c'est
Frey, le meurtrier de Mme Deshayes, et le prêtre c'est M. l'abbé Faure, qui remplit depuis quelques années les fonctions pénibles, mais toutes de dévouement, d'aumônier à la Grande-Roquette.
Et pourtant, nous dirions que M. l'abbé Faure est dans toute l'acceptation du mot, un brave homme, si nous ne trouvions trop familier et insuffisamment respectueux ce qualificatif appliqué à un ecclésiastique.
«
Allez vous en ! » ces simples paroles ont produit une impression bien pénible sur tous ceux qui ont pu les entendre, hier matin, place de la Roquette, au moment où, le soleil se levant, on procédait à la double exécution de
Rivière et de
Frey. Elles ont suffi, ces paroles, pour enlever à tous assistants cette suprême pitié que l'on éprouve toujours pour ceux que l'on va voir monter à l'échafaud, quand bien même ils ont été de grands criminels.
— J'ai été impressionné bien plus péniblement que vous n'avez pu l'être, monsieur, nous disait hier soir M. l'abbé Faure, avec lequel nous causions des événements de la matinée.
« Jamais mon ministère n'a été repoussé aussi énergiquement, aussi brutalement, et vous ne pouvez soupçonner combien cela m'a fait de la peine de me voir dans l'impossibilité de donner à Frey ces consolations dernière, qui auraient été un adoucissement au châtiment qui lui était réservé.
« Lorsque je succédai à M. l'abbé Crozes, le premier condamné qu'il me fallut assister fut
Gamahut . Celui-là mourut bien, la veille de son exécution, je l'avais confessé.
« Le repentir de
Marchandon m'a toujours paru sincère, ce malheureux avait pour sa mère un véritable culte, et c'était là la corde sensible que je savais faire vibrer. Marchandon, au moment de mourir, me chargea d'un dernier message pour sa mère.
«
Gaspard fut exécuté le même jour : on avait cru devoir m'adjoindre un confrère, mais Marchandon, dès qu'il apprit le rejet de son recours en grâce, déclara que c'était à moi qu'il voulait avoir à ses cotés. Force fut à mon collègue de se retirer.
Koenig était aussi suffisamment religieux, comme Gaspard, du reste, Koenig, la veille de sa mort s'était confessé, il devait faire ses Pâques peu de jours plus tard, le dimanche de la Passion. Ce pauvre homme a manqué de courage au dernier moment…
(1) Mais nul doute qu'il n'eût eu une plus grande terreur de l'instrument du supplice, s'il n'avait pas écouté mes exhortations.
— Et Rivière et Frey ?
— Rivière s'était souvent confessé pendant qu'il attendait la décision du chef de l'Etat. Avant hier il disait encore : « Vous savez, monsieur l'abbé, c'est à moi d'aller à la messe dimanche, j'aime beaucoup à vous entendre prêcher. » Car, vous le savez peut-être, il n'y a dans la chapelle qu'une seule cellule pour les condamnés à mort et force leur est d'assister à tour de rôle au service divin, qui n'a lieu qu'un fois chaque dimanche.
« Il y a quelque temps, nous avions cinq condamnés à mort : ces malheureux n'entendaient la messe qu'une fois par mois environ.
« Vous avez vu comment Rivière est mort : il a embrassé le crucifix, et j'ai été ravi de ces bonnes dispositions, car il était assisté de M. Colomb, vicaire à Saint-Sulpice, qui n'avait jamais vu d'exécution capitale et qui aurait été très peiné d'avoir affaire à un condamné comme Frey.
« Pour ce qui concerne ce dernier, je vous dirai que jusqu'à ce jour j'avais été en assez bon terme avec lui, quoiqu'il affectât d'être d'une complète indifférence relativement aux choses de la religion : en vain, ce matin, j'ai voulu le sermonner au moment où il attendait les bourreaux occupés à la toilette de son complice, en vain je lui ai parlé de sa mère : il m'a énergiquement repoussé, vous l'avez vu vous-même, dans ces conditions je n'ai pas cru devoir insister.
— M. l'abbé Crozes a-t-il éprouvé dans sa carrière, de semblable difficultés ?
— Jamais, seul un nommé Avillain
(2) lui occasionna quelque ennui, mais ce condamné fut le premier à appeler l'aumônier pour se confesser à lui.
— Qu'étaient au juste Rivière et Frey ?
— Voici :
«
Frey était originaire du Cantal et appartenait à une bonne famille. Le moment arriva pour lui de tirer au sort
(3) : on l'incorpora dans un régiment de dragons, à Chartres, or, ce malheureux avait une véritable peur du cheval, une peur insurmontable : un jour, il déserta. On le reprit et il fut envoyé dans une compagnie de discipline.
« Trois ans après, Rivière venait l'y rejoindre : cet homme avait, lui aussi,déserté le régiment de dragons de Chartres, parce qu'il avait la même crainte du cheval…Cette communauté de sentiment les rendit amis.
« Depuis leur libération, cependant, ces deux hommes ne se sont rencontrés que trois fois, mais le troisième jour où ils se sont vus, ils se sont unis pour accomplir un crime.[/font]
— Leur caractère ?
— Rivière était très intelligent « Comment, me disait-il souvent, ai-je pu me lier avec cette brute de Frey qui a poussé l'imbécillité jusqu'à se faire tatouer sur le front les mots : Pas de chance ! »
« Du reste Rivière a prouvé sa lucidité d'esprit en trouvant la force de prononcer aussi distinctement qu'il l'a fait les quelques mots qu'il a dits avant son exécution.
(4)« Frey était une véritable brute : Il fallait voit comme il regardait l'exécution de son complice !…»
De toute cette conversation nous ne pouvons retenir qu'un chose : c'est le profond dévouement des aumôniers des prisons aux malheureux confiés à leur soin spirituel.
1) Koenig pleurait, sanglotait et poussait des cris.
2) Coquille. Avinain.
3) Les futurs appelés devaient tirer au sort pour déterminer la durée de leur service militaire (loi Cissey, 1872).
4) « Vous pouvez dire au père Grévy que c'est un assassin ».