(DE NOTRE ENVOYÉ SPÉCIAL)
Orléans, 28 juin.
Il faut avoir passé, comme je viens de le faire, quarante-huit heures à Orléans pour comprendre à quelles considérations s'est arrêté le Président de la République en ne signant pas, comme on le lui demandait, la grâce d'Henry Languille, dont la tête est tombée ce matin sous le couperet de la guillotine
Cet homme, qui pendant longtemps avait su dépister toutes les recherches de la police, serait, s'il faut en croire les récits très circonstanciés qui m'ont été faits par les habitants des communes voisines de Pithiviers, l'auteur demeuré impuni, faute de preuves matérielles suffisantes, de toute une série de crimes et de meurtres ayant le vol pour mobile, commis en moins d'une année dans les villages de Sury-aux-Bois, de Triny, de Vitry-aux-Loges, de Saint-Ay, et, enfin d'Ascoux.
Cynisme et Fanfaronnades
Reconnu formellement par un cantonnier dans la cabane duquel il était venu chercher un abri, après avoir étranglé le père Legeais, Languille fut condamné à la peine suprême et dès lors incarcéré à la prison d'Orléans.
Pendant les quarante-trois jours qu'il passa en cellule, jamais il n'eut une parole de repentir, un mot de regret à l'égard de ses victimes. Il affectait, au contraire, quand, de temps en temps, ses gardiens y faisaient allusion, beaucoup de froideur et d'indifférence. Parfois, il allait jusqu'à faire semblant de ne pas comprendre ce qu'on voulait lui dire.
Il voyait passer les jours sans inquiétude, ou tout au moins, il mettait une sorte d'orgueil à n'en pas montrer.
En somme, disait-il souvent, je n'ai rien fait de plus qu'un autre, il n'y a donc pas de raison pour que ma peine ne soit pas commuée en celle des travaux forcés à perpétuité.
La perspective de s'embarquer pour la Nouvelle le mettait en bonne humeur. Il répétait volontiers :
- Il paraît que l'on n'est pas mal du tout là-bas. D'ailleurs, j'ai promis, au président des assises qui a prononcé ma condamnation de lui rapporter un singe. Je serais désolé, pour une fois, de ne pas tenir parole !...
Et il ajoutait, en riant :
- Et puis j'ai entendu dire que quand on en avait assez, rien n'était plus facile que de tirer sa révérence aux gardes chiourmes… Pour cela, je ne suis pas embarrassé !...
Cependant, à ces boutades du début, avait fait place, depuis la semaine dernière, une certaine appréhension. Comme tous tes condamnés à mort qui comptent les jours, il savait que l'heure décisive était proche et un état de nervosité extrême alternant avec des moments de prostration profonde, se manifestait dans son état. Son angoisse s'était accrue tout à fait, quand, il y a trois jours, son défenseur, M° Séjourné, qui avait obtenu une audience du Président de la République, sans lui faire connaitre que tout espoir était perdu, avait répondu évasivement aux questions pressantes qu'il lui avait posées.
Hier, dans le courant de la journée, il avait fait appeler son avocat, l'aumônier de la prison, l’abbé Marçais, et un coiffeur. Longuement il s'était entretenu avec son défenseur et lui avait dit :
- Je ne me fais aucune illusion. Quand le moment sera venu, je vous remettrai une lettre que j'ai écrite à votre intention.
Il écouta les conseils de l'abbé Marçais, auquel il fit également part de ses craintes, et reçut le barbier en ces termes :
- Toi, tu vas me raser, et « au velours », car c'est pour demain, et je tiens à me présenter convenablement.
Ce pressentiment devait se trouver justifié.
Les Préparatifs
Quand, vers une heure et demie, le fourgon, qui était allé charger les bois de justice restés en gare dans le wagon spécial qui les avait amenés de Paris dans la soirée, pénétra sur le lieu d'exécution, une clameur sourde monta dans la nuit noire. Dans les rues adjacentes, une poussée se produisait, réprimée aussitôt par les soldats ou 131° d'infanterie, à l'effectif de quatre compagnies ; les gendarmes et les agents, qui, très habilement disposés par M Balthazard, commissaire central, formaient plusieurs barrages superposés, à cinquante mètres de distance les uns des autres.
Le fourgon est ouvert, l’emplacement choisi, et, devant M. Deibler, qui, vêtu d'un complet jaquette noir et d'un chapeau melon, passe fréquemment la main dans sa barbe rousse, les aides, à la lueur vacillante de gros falots, commencent l'impressionnante besogne du montage de la machine.
Les deux pièces en forme de croix qui constituent le soubassement subissent l'épreuve du niveau d'axe. Elles sont solides et bien d'aplomb. M. de Paris s'en assure lui-même et, satisfait, s'éloigne, les mains derrière le dos, en sifflotant.
Tout est prêt. Il est maintenant trois heures moins le quart.
Une voiture s'arrête devant la porte de la prison. M. Blaignan, procureur général en descend et pénètre dans la cour intérieure où il est rejoint presque aussitôt par MM. de Massy, procureur de la République ; Pommier, juge d'instruction ; Dejean Jeangeau et Guillaume, greffiers ; Drioux, avocat général ; M° Séjourné ; Balthazard, commissaire central ; Dorieux, médecin de l'hôpital, et Cheriom, commissaire de police.
Malgré la mauvaise humeur du gardien chef, je suis les magistrats, et, nous pénétrons dans un long couloir bien éclairé, sur lequel donnent les portes des cellules de dix mètres en dix mètres.
Celle de Languille, sur laquelle une étiquetée blanche est collée, se trouve être la dernière, tout au fond, à gauche.
Dans l'Attente de la Mort
Un tour de clef sec. La porte s'ouvre et le procureur général qui déjà s'avançait, recule d'un pas, surpris, visiblement impressionné.
- Je vous attendais, monsieur, prononce, d'une voix ferme le condamné, qui, entendant dès pas et des bruits de voix dans le corridor, s'était levé brusquement de son lit où il s'était étendu tout habillé.
Et il ajouta :
- Je savais bien que je ne m'étais pas trompé !...
En effet, dit doucement M. Blaignan. Votre pourvoi a été rejeté. Tâchez d’avoir du courage…
Oh ! pour cela, ne vous inquiétez pas, vous verrez !...
A la lueur d'une petite lampe à pétrole posée sur une table à côté du lit, Languille se dépouille rapidement de sa vareuse de prisonnier, de sa chemise, et, sans le secours de ses gardiens, revêt les vêtements qu'il portait le jour de son arrestation.
- Il est fâcheux que je n'aie pas de glace… J’aurais tout de même voulu voir ma tête en ce moment.
Tous ceux qui assistent cette scène demeurent stupéfiés de tant de sang-froid et de l'empire sur lui-même dont cet homme fait montre en ce moment.
- Nous y sommes !... Allons-y !…
Et, d'un- pas ferme et assuré, Languille, entouré des gardiens, se dirige vers le vestibule de la prison.
Deibler et ses aides, qui l'attendent pour procéder il la toilette, le font asseoir sur une chaise et lui ôtent son veston.
- Tenez, buvez cela, dit un garçon en lui présentant un verre de vin, cela vous réconfortera.
- Ma foi oui. Pourquoi pas, après tout. Je vais boire pour la dernière fois…
Puis, se tournant vers les magistrats :
- Messieurs, à votre santé !...
Et, après l'avoir vidé d'un trait, il tendit le verre.
Au bourreau qui, d'une saccade, venait de lui saisir tes poignets pour les lui ramener derrière le dos, il dit :
- Pourquoi m'attacher… Je marcherai bien sans cela. Enfin, si vous y tenez absolument, je ne veux pas vous contrarier.
En quelques secondes, le col de la chemise fut échancré, les pieds reliés l'un à l’autre, les mains solidement ficelées.
Devant le Couperet
L'aumônier, qui, depuis le réveil ne l'avait pas quitté, couvrit ses épaules du paletot qu'on lui avait fait retirer, monta avec lui dans le fourgon des bois de justice.
Deux minutes ne s'étaient pas écoulées que Languille mettait pied à terre, à trois mètres à peine de la guillotine.
A ce moment, une poussée formidable se produisit dans la foule. Les gendarmes à cheval furent bousculés et les soldats d'infanterie purent croire un moment, qu'ils allaient être débordés. L'un d'eux, un tout jeune homme, fut tellement serré qu'il se trouva mal et tomba. Sans les agents qui accoururent prêter main forte, une foule hurlante, affolée, avide de ce triste spectacle, aurait certainement envahi la place.
Est-ce à cette circonstance qu'il faut attribuer les quelques secondes d'hésitation qui se manifestèrent au moment « d'opérer » chez M. Deibler ? Toujours est-il qu’au lieu d'être entraîné sur la bascule, Languille demeura sur place et se tourna même pour voir, lui aussi, ce qui se passait.
Les aides se ressaisissant alors, l'entraînèrent et on l'entendit crier nettement :
- Ah ! sales paysans ! Adieu la vie !
Presque aussitôt, le couteau s'abattit sur son cou avec un bruit sourd.
Je vis alors le docteur Dorieux prendre la tête qui venait de rouler dans le panier et appeler Languille par deux fois, en fixant les yeux.
Le docteur affirma ensuite que à chacun de ses appels, le supplicié lui avait répondu en ouvrant et refermant les paupières !
Avant de quitter la prison, Languille a remis à M° Séjourné, son défenseur, une lettre enfermée dans une enveloppe, portant ces mots écrits au crayon :
« M. Séjourné. Je vous laisse libre de faire et de dire ce que vous jugerez nécessaire après la lecture de ce que vous trouverez. »
Le corps et la tête, après l'exécution, ont été portés dans le nouveau cimetière, placés dans une caisse en bois blanc remplie de sable et enterrés dans un endroit désert.
Dans la soirée, M. Deibler et les bois de justice sont rentrés à Paris.
Le Petit Parisien, n° 10 471 du 29 juin 1905